Hudoc référence - REF00000411
Type de Document - Arrêt (Au principal et Art. 50)
Titre - AFFAIRE KOKKINAKIS c. GRÈCE
Numéro de requête - 00014307/88
Date - 25/05/1993
Défendeur - Grèce
Conclusion - Violation de l'Art. 9 ; Non-violation de l'Art. 7 ; Non lieu à examiner Art. 10 ; Non lieu à examiner Art. 14+9 ; Préjudice moral - réparation pécuniaire ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention
Publié dans - A260-A
Mots clefs - Liberté de religion ; Ingérence ; Prévue par la loi ; Protection des droits et libertés d'autrui ; Société démocratique ; Nulla poena sine lege ; Liberté d'expression ; Discrimination ; Satisfaction équitable

COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
 
 

       En l'affaire Kokkinakis c. Grèce*,

       La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée,
conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de
sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales
("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement,
en une chambre composée des juges dont le nom suit:

       MM. R. Ryssdal, président,
           R. Bernhardt,
           L.-E. Pettiti,
           J. De Meyer,
           N. Valticos,
           S.K. Martens,
           I. Foighel,
           A.N. Loizou,
           M.A. Lopes Rocha,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier
adjoint,

        Après en avoir délibéré en chambre du conseil
les 27 novembre 1992 et 19 avril 1993,

        Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

_______________
Notes du greffier

* L'affaire porte le n° 3/1992/348/421.  Les deux premiers
chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les
deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour
depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la
Commission) correspondantes.

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11),
entré en vigueur le 1er janvier 1990.
_______________

PROCEDURE

1.      L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission
européenne des Droits de l'Homme ("la Commission")
le 21 février 1992, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les
articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention.
A son origine se trouve une requête (n° 14307/88) dirigée contre
la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat,
M. Minos Kokkinakis, avait saisi la Commission le 22 août 1988
en vertu de l'article 25 (art. 25).

        La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et
48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration grecque
reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46)
(art. 46).  Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point
de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de
l'Etat défendeur aux exigences des articles 7, 9 et 10 (art. 7,
art. 9, art. 10).

2.     En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d)
du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à
l'instance et désigné son conseil (article 30).

3.     La chambre à constituer comprenait de plein droit
M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de
la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour
(article 21 par. 3 b) du règlement).  Le 27 février 1992,
celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir
MM. R. Bernhardt, L.-E. Pettiti, J. De Meyer, S.K. Martens,
I. Foighel, A.N. Loizou et M.A. Lopes Rocha, en présence du
greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du
règlement) (art. 43).

4.     Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21
par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire
du greffier l'agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), le
délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de
l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38).
Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier
a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement le
12 août 1992.  Le 17 septembre, le secrétaire de la Commission
l'a informé que le délégué s'exprimerait en plaidoirie.

       Le 13 août, la Commission avait fourni au greffier divers
documents qu'il avait sollicités auprès d'elle sur la demande du
Gouvernement.

5.     Ainsi qu'en avait décidé le président, l'audience s'est
déroulée en public le 25 novembre 1992, au Palais des Droits de
l'Homme à Strasbourg.  La Cour avait tenu auparavant une réunion
préparatoire.

        Ont comparu:

- pour le Gouvernement

  MM. P. Georgakopoulos, assesseur au Conseil
         juridique de l'Etat,           délégué de l'agent,
      A. Marinos, conseiller d'Etat,                  conseil;

- pour la Commission

  M. C.L. Rozakis,                               délégué;

- pour le requérant

  Me P. Vegleris, avocat et professeur
        honoraire à l'Université d'Athènes,        conseil,
  Me P. Bitsaxis, avocat,                            conseiller.

       La Cour a entendu les déclarations de MM. Georgakopoulos
et Marinos pour le Gouvernement, M. Rozakis pour la Commission,
Me Vegleris et Me Bitsaxis pour le requérant, ainsi que des
réponses à ses questions.

EN FAIT

I.     Les circonstances de l'espèce

6.     M. Minos Kokkinakis, homme d'affaires retraité de
nationalité grecque, est né en 1919 à Sitia (Crète) dans une
famille de confession orthodoxe.  Devenu témoin de Jéhovah en
1936, il fut arrêté plus de soixante fois pour prosélytisme.  Il
a en outre subi plusieurs internements et emprisonnements.

       Les premiers, ordonnés par des autorités administratives
et motivés par ses activités en matière religieuse, se
déroulèrent dans différentes îles de la mer Egée (treize mois à
Amorgos en 1938, six à Milos en 1940 et douze à Makronissos en
1949).

       Les seconds, décidés par des tribunaux, sanctionnèrent
des faits de prosélytisme (trois fois deux mois et demi en 1939
- il fut le premier témoin de Jéhovah condamné en vertu des lois
du gouvernement Metaxas (paragraphe 16 ci-dessous) -, quatre et
demi en 1949 et deux en 1962), mais aussi son objection de
conscience (dix-huit mois et demi en 1941) et une réunion
religieuse dans une maison privée (six mois en 1952).

       Entre 1960 et 1970, le requérant fut appréhendé à quatre
reprises, mais ne se vit pas condamner.

7.     Le 2 mars 1986, sa femme et lui se rendirent au domicile
de Mme Kyriakaki à Sitia, où ils entamèrent une discussion avec
elle.  Avertie par le mari de cette dernière, chantre d'une
église orthodoxe de la ville, la police arrêta les époux
Kokkinakis et les emmena au poste de police local où ils
passèrent la nuit du 2 au 3 mars 1986.

     A. La procédure devant le tribunal correctionnel de
       Lassithi

8.     Poursuivis pour infraction à l'article 4 de la loi
n° 1363/1938 réprimant le prosélytisme (paragraphe 16
ci-dessous), le requérant et son épouse furent renvoyés devant
le tribunal correctionnel (trimeles plimmeliodikeio) de Lassithi
qui tint audience le 20 mars 1986.

9.     Après avoir rejeté une exception d'inconstitutionnalité
visant l'article 4 de ladite loi et entendu M. et Mme Kyriakaki,
un témoin à décharge et les deux inculpés, le tribunal
correctionnel statua le même jour:

         "Attendu que (...) [les accusés], qui appartiennent à
       la secte des témoins de Jéhovah, ont fait du prosélytisme
       et ont tenté directement et indirectement de pénétrer
       dans la conscience religieuse de chrétiens orthodoxes,
       dans le but d'altérer cette conscience, en abusant de
       leur inexpérience, leur faiblesse intellectuelle et leur
       naïveté.  En particulier, ils se sont rendus chez [Mme
       Kyriakaki] (...) et ils lui ont annoncé qu'ils étaient
       porteurs de bonnes nouvelles; après avoir pénétré, avec
       insistance et pression, dans sa maison, ils ont commencé
       à donner lecture d'un livre relatif aux Ecritures qu'ils
       interprétaient en se référant à un roi des cieux, à des
       événements qui n'étaient pas encore survenus mais qui
       surviendraient, etc., et en l'incitant par leurs
       explications pertinentes et habiles (...) à modifier le
       contenu de sa conscience religieuse de chrétienne
       orthodoxe."

       Le tribunal condamna chacun des époux Kokkinakis, pour
prosélytisme, à quatre mois d'emprisonnement, convertibles en
400 drachmes par jour de détention (article 82 du code pénal),
et à 10 000 drachmes d'amende.  Il ordonna aussi, conformément
à l'article 76 du code pénal, la confiscation et la destruction
de quatre brochures qu'ils comptaient vendre à Mme Kyriakaki.

     B. La procédure devant la cour d'appel de Crète

10.    Les intéressés attaquèrent le jugement devant la cour
d'appel (Efeteio) de Crète.  Elle relaxa Mme Kokkinakis et
confirma la déclaration de culpabilité de son mari, mais réduisit
à trois mois la peine d'emprisonnement et la convertit en une
sanction pécuniaire de 400 drachmes par jour.  Rendu le
17 mars 1987, son arrêt reposait sur les motifs suivants:

         "(...) la preuve a été apportée que, dans le dessein de
       propager les articles de foi de la secte (hairessi) des
       témoins de Jéhovah dont l'accusé est adepte, il a tenté
       directement et indirectement de pénétrer dans la
       conscience religieuse d'une personne de confession
       différente de la sienne, [à savoir] chrétienne orthodoxe,
       avec l'intention d'en réformer le contenu, et cela en
       abusant de son inexpérience et en exploitant sa faiblesse
       intellectuelle et sa naïveté.  Plus précisément, aux lieu
       et temps indiqués dans le dispositif, il a rendu visite
       à Georgia épouse de Nic. Kyriakaki, à laquelle, après lui
       avoir annoncé qu'il était porteur de bonnes nouvelles, il
       a demandé avec insistance et a réussi à entrer dans sa
       maison, où il a commencé par lui parler de l'homme
       politique Palme et par développer des thèses pacifistes.
       Il a sorti ensuite un petit livre contenant des
       professions de foi de la secte susmentionnée et s'est mis
       à lire des passages de l'Ecriture Sainte, qu'il analysait
       habilement et d'une manière que ladite chrétienne ne
       pouvait contrôler, faute de formation adéquate en matière
       de dogme, en lui offrant en même temps divers livres
       semblables et en essayant importunément d'obtenir,
       directement et indirectement, l'altération de sa
       conscience religieuse.  Il doit en conséquence être
       déclaré coupable de l'acte susmentionné, conformément au
       dispositif ci-après, alors que l'autre accusée, son
       épouse Elissavet, doit être acquittée, étant donné qu'il
       n'est apparu aucun indice de participation de celle-ci à
       l'acte de son mari qu'elle n'a fait qu'accompagner (...)"

       Un des conseillers à la cour d'appel exprima une opinion
dissidente, annexée à l'arrêt et ainsi rédigée:

         "(...) le premier accusé aurait dû également être
       acquitté car il ne ressort d'aucun élément de preuve que
       Georgia Kyriakaki (...) pût être caractérisée par son
       inexpérience en matière de dogme chrétien orthodoxe,
       étant la femme d'un chantre, ou encore par sa faiblesse
       intellectuelle ou sa naïveté, de sorte que l'accusé eût
       la possibilité d'en abuser et (...) de l'amener [ainsi]
       à entrer dans la secte des témoins de Jéhovah."

       D'après le compte rendu de l'audience du 17 mars 1987,
Mme Kyriakaki avait fait la déposition suivante:

         "(...) ils m'ont tout de suite parlé de Palme, s'il
       était pacifiste ou non, et d'autres sujets dont je ne me
       souviens plus.  Ils m'ont parlé de choses que je ne
       comprenais pas très bien.  Il ne s'agissait pas d'une
       discussion, mais d'un monologue constant de leur part.
       (...) S'ils m'avaient dit qu'ils étaient des témoins de
       Jéhovah, je ne les aurais pas laissés entrer chez moi.
       Je ne me rappelle pas s'ils m'ont parlé du royaume des
       cieux.  Ils sont restés chez moi environ dix minutes ou
       un quart d'heure.  Ce qu'ils me racontaient était de
       nature religieuse, mais j'ignore la raison pour laquelle
       ils me le racontaient.  Je ne pouvais pas connaître
       d'emblée le but de leur visite.  Il se peut qu'ils
       m'aient dit à l'époque quelque chose afin d'altérer ma
       conscience religieuse (...). [Cependant,] la discussion
       ne l'a pas influencée (...)"

     C. La procédure devant la Cour de cassation

11.    M. Kokkinakis se pourvut en cassation.  Il soutenait
entre autres que les dispositions de la loi n° 1363/1938
enfreignaient l'article 13 de la Constitution (paragraphe 13
ci-dessous).

12.    La Cour de cassation (Areios Pagos) rejeta le pourvoi le
22 avril 1988.  Elle écarta l'exception d'inconstitutionnalité
pour les raisons ci-après:

         "Considérant que la disposition de l'article 4 de la
       loi n° 1363/1938, remplacé par l'article 2 de la loi
       n° 1672/1939 portant 'garantie d'application des
       articles 1 et 2 de la Constitution', adoptée sous
       l'empire de la Constitution de 1911 alors en vigueur, aux
       termes de l'article 1 de laquelle sont prohibés le
       prosélytisme et toute autre ingérence dans la religion
       dominante en Grèce qui est celle de l'Eglise orthodoxe
       orientale du Christ, non seulement ne contrevient pas à
       l'article 13 de la Constitution de 1975 mais est
       absolument compatible avec celle-ci, qui reconnaît la
       liberté de conscience religieuse comme inviolable et
       dispose que toute religion connue est libre, étant donné
       qu'une disposition formelle de la même Constitution porte
       interdiction du prosélytisme, en ce sens que le
       prosélytisme est prohibé en général quelle que soit la
       religion au préjudice de laquelle il est exercé, donc
       aussi au préjudice de la religion dominante en Grèce,
       conformément à l'article 3 de la Constitution de 1975, à
       savoir celle de l'Eglise orthodoxe orientale du Christ."

       Elle releva en outre que la cour d'appel de Crète avait
motivé son arrêt de manière circonstanciée et avait respecté, en
appliquant les dispositions litigieuses, la Constitution de 1975.

       Selon l'opinion dissidente d'un de ses membres, la Cour
de cassation aurait dû censurer l'arrêt attaqué pour application
erronée de l'article 4 de la loi n° 1363/1938, faute d'avoir
mentionné les promesses par lesquelles l'accusé aurait tenté de
pénétrer la conscience religieuse de Mme Kyriakaki et indiqué en
quoi auraient consisté l'inexpérience et la faiblesse
intellectuelle de celle-ci.

II.    Le droit et la pratique internes pertinents

     A. Les dispositions légales

       1. La Constitution

13.    Les articles pertinents de la Constitution de 1975 se
lisent ainsi:

                           Article 3

         "1. La religion dominante en Grèce est celle de
       l'Eglise orthodoxe orientale du Christ.  L'Eglise
       orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre
       Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant
       au dogme, à la Grande Eglise de Constantinople et à toute
       autre Eglise chrétienne de la même foi (homodoxi),
       observant immuablement, comme les autres églises, les
       saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les
       saintes traditions.  Elle est autocéphale et administrée
       par le Saint-Synode, composé de tous les évêques en
       fonctions, et par le Saint-Synode permanent qui, dérivant
       de celui-ci, est constitué comme il est prescrit par la
       Charte statutaire de l'Eglise et conformément aux
       dispositions du Tome patriarcal du 29 juin 1850 et de
       l'Acte synodique du 4 septembre 1928.

         2. Le régime ecclésiastique établi dans certaines
       régions de l'Etat n'est pas contraire aux dispositions du
       paragraphe précédent.

         3. Le texte des Saintes Ecritures est inaltérable.  Sa
       traduction officielle en une autre forme de langage, sans
       le consentement préalable de l'Eglise autocéphale de
       Grèce et de la Grande Eglise du Christ à Constantinople,
       est interdite."

                          Article 13

         "1. La liberté de la conscience religieuse est
       inviolable.  La jouissance des droits individuels et
       politiques ne dépend pas des croyances religieuses de
       chacun.

         2. Toute religion connue est libre; les pratiques de
       son culte s'exercent sans entrave sous la protection des
       lois.  L'exercice du culte ne peut pas porter atteinte à
       l'ordre public ou aux bonnes moeurs.  Le prosélytisme est
       interdit.

         3. Les ministres de toutes les religions connues sont
       soumis à la même surveillance de la part de l'Etat et aux
       mêmes obligations envers lui que ceux de la religion
       dominante.

         4. Nul ne peut être dispensé de l'accomplissement de
       ses devoirs envers l'Etat, ou refuser de se conformer aux
       lois, en raison de ses convictions religieuses.

         5. Aucun serment ne peut être imposé qu'en vertu d'une
       loi qui en détermine aussi la formule."

14.    Symbole du maintien de la langue et de la culture
grecques pendant près de quatre siècles d'occupation étrangère,
l'Eglise orthodoxe orientale du Christ a participé activement aux
luttes du peuple grec pour son émancipation, au point qu'il
existe une certaine identification de l'hellénisme à
l'orthodoxie.

       Un décret royal du 23 juillet 1833, intitulé
"Proclamation de l'Indépendance de l'Eglise de Grèce", qualifia
d'"autocéphale" l'Eglise orthodoxe.  Les Constitutions
successives de la Grèce attribuèrent à cette dernière un
caractère "dominant".  Regroupant l'écrasante majorité de la
population, elle incarne selon les conceptions grecques, en droit
et en fait, la religion de l'Etat lui-même dont elle assure
d'ailleurs bon nombre de fonctions d'ordre administratif ou
éducatif (droit du mariage et de la famille, instruction
religieuse obligatoire, serment des gouvernants, etc.).  Son rôle
dans la vie publique se traduit, entre autres, par la présence
du ministre de l'Education nationale et des Cultes aux séances
de la hiérarchie consacrées à l'élection de l'archevêque
d'Athènes et par la participation des autorités ecclésiastiques
à toutes les manifestations officielles de l'Etat; en outre, le
président de la République prête serment conformément aux rituels
de la religion orthodoxe (article 33 par. 2 de la Constitution)
et le calendrier officiel suit celui de l'Eglise orthodoxe
orientale du Christ.

15.    Sous le règne d'Othon 1er (1832-1862), l'Eglise
orthodoxe, qui se plaignait depuis longtemps de la propagande
exercée par une société biblique auprès des jeunes élèves
orthodoxes et en faveur de l'Eglise évangéliste, avait obtenu
l'insertion, dans la première Constitution de 1844, d'une
disposition interdisant "le prosélytisme et toute autre
intervention contre la religion dominante".  Les Constitutions
de 1864, 1911 et 1952 reproduisirent la même clause.  Enfin, la
Constitution de 1975 prohibe le prosélytisme, de manière générale
cette fois-ci (article 13 par. 2 in fine - paragraphe 13
ci-dessus): elle concerne toute "religion connue", c'est-à-dire
dont les dogmes ne sont pas apocryphes et qui n'impose aux
néophytes aucune initiation secrète.

       2. Les lois n° 1363/1938 et n° 1672/1939

16.    Pendant la dictature de Metaxas (1936-1940), l'article 4
de la loi (anagastikos nomos) n° 1363/1938 érigea, pour la
première fois, le prosélytisme en infraction pénale.  L'année
suivante, l'article 2 de la loi n° 1672/1939 le modifia en
précisant davantage le sens du terme même de prosélytisme:

         "1. Celui qui se livre au prosélytisme encourt une
       peine d'emprisonnement et une sanction pécuniaire de
       1 000 à 50 000 drachmes; il est de surcroît placé sous la
       surveillance de la police pour une durée de six mois à un
       an, à déterminer dans le jugement de condamnation.

         La peine d'emprisonnement ne peut être convertie en une
       sanction pécuniaire.

         2. Par prosélytisme, il faut entendre, notamment, toute
       tentative directe ou indirecte de pénétrer dans la
       conscience religieuse d'une personne de confession
       différente (heterodoxos) dans le but d'en modifier le
       contenu, soit par toute sorte de prestation ou promesse
       de prestation ou de secours moral ou matériel, soit par
       des moyens frauduleux, soit en abusant de son
       inexpérience ou de sa confiance, soit en profitant de son
       besoin, sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté.

         3. Accomplir un tel acte dans une école ou dans un
       autre établissement éducatif ou philanthropique constitue
       une circonstance particulièrement aggravante."

     B. La jurisprudence

17.    Dans son arrêt n° 2276/1953, l'assemblée plénière du
Conseil d'Etat (Symvoulio tis Epikrateias) a donné la définition
suivante du prosélytisme:

         "(...) l'article 1 de la Constitution, consacrant d'une
       part la liberté de toute religion connue et le non-
       empêchement de l'exercice du culte de celle-ci, prohibant
       d'autre part le prosélytisme et toute autre intervention
       contre la religion dominante, celle de l'Eglise orthodoxe
       orientale du Christ, signifie qu'un enseignement purement
       spirituel ne s'analyse pas en du prosélytisme, même s'il
       démontre le caractère erroné des autres religions et
       détache d'éventuels disciples de celles-ci, qui les
       abandonnent de leur plein gré; et cela parce que
       l'enseignement spirituel est dans la nature de tout culte
       célébré librement et sans obstacles.  En dehors d'un tel
       enseignement spirituel, qui est libre, le prosélytisme
       prohibé par la disposition précitée de la Constitution
       consiste à essayer fermement et importunément de détacher
       des disciples de la religion dominante par des moyens
       illicites ou condamnés par la morale."

18.    D'après les juridictions grecques, relèvent du
prosélytisme les actes suivants: assimiler les saints à "des

figures ornant le mur", saint Ghérasimos à "un corps rempli de
coton" et l'Eglise à "un théâtre, un marché, un cinéma"; prêcher,
en exhibant l'image peinte d'une foule déguenillée et misérable,
que "tels sont tous ceux qui n'embrassent pas mon dogme" (Cour
de cassation, arrêt n° 271/1932, Thémis XVII, p. 19); promettre
à des réfugiés orthodoxes un logement à des conditions
avantageuses s'ils adhéraient au dogme des Uniates (cour d'appel
d'Egée, arrêt n° 2950/1930, Thémis B, p. 103); offrir une bourse
pour accomplir des études à l'étranger (Cour de cassation, arrêt
n° 2276/1953); envoyer à des prêtres orthodoxes des brochures
leur recommandant de les étudier et d'en appliquer le contenu
(Cour de cassation, arrêt n° 59/1956, Nomiko Vima, 1956, n° 4,
p. 736); distribuer gratuitement des livres et des brochures
"soi-disant religieux" à des "paysans illettrés" ou à des "petits
écoliers" (Cour de cassation, arrêt n° 201/1961, Annales pénales
XI, p. 472); promettre à une jeune couturière l'amélioration de
sa situation professionnelle si elle abandonnait l'Eglise
orthodoxe, dont les prêtres seraient des "exploiteurs de la
société" (Cour de cassation, arrêt n° 498/1961, Annales pénales
XII, p. 212).

       La Cour de cassation a jugé que la définition du
prosélytisme par l'article 4 de la loi n° 1363/1938 ne viole pas
le principe de la légalité des délits et des peines.  Le tribunal
correctionnel du Pirée l'a suivie dans une ordonnance (voulevma)
n° 36/1962 (Journal des juristes grecs, 1962, p. 421); il a
ajouté que dans l'article 4 de la loi n° 1363/1938 (paragraphe
16 ci-dessus), le terme "notamment" s'applique aux moyens
utilisés par l'auteur de l'infraction et non à la description de
l'acte constitutif de celle-ci.

19.    Jusqu'en 1975, la Cour de cassation attribuait un
caractère indicatif à l'énumération figurant à l'article 4.  Par
un arrêt n° 997/1975 (Annales pénales XXVI, p. 380), elle a
apporté la précision suivante:

         "(...) il découle des dispositions de l'article 4 (...)
       que le prosélytisme consiste en la tentative directe ou
       indirecte de s'infiltrer dans la conscience religieuse
       par l'un quelconque des moyens qui sont séparément
       énumérés par cette loi."

20.    Plus récemment, des tribunaux ont condamné des témoins de
Jéhovah pour avoir professé la doctrine de la secte "d'une
manière importune", en accusant l'Eglise orthodoxe d'être une
"source de souffrances pour le monde" (cour d'appel de Salonique,
arrêt n° 2567/1988), pénétré chez autrui en se présentant comme
des chrétiens désireux de répandre le Nouveau Testament (tribunal
de première instance de Florina, jugement n° 128/1989), ou tenté
de donner à un prêtre orthodoxe assis au volant de sa voiture,
et après l'avoir arrêté, des livres et des brochures (tribunal
de première instance de Lassithi, jugement n° 357/1990).

       En revanche, par un arrêt n° 1304/1982 (Annales pénales
XXXII, p. 502), la Cour de cassation a censuré, pour manque de
base légale, un arrêt de la cour d'appel d'Athènes
(n° 5434/1981): en condamnant un témoin de Jéhovah, cette
dernière s'était bornée à répéter les termes de l'acte
d'accusation et n'avait donc pas expliqué en quoi "l'enseignement
importun des dogmes de la secte des témoins de Jéhovah" ou "la
distribution, pour un prix minime, des brochures de ladite secte"
s'analysaient en une tentative de pénétrer la conscience
religieuse des plaignants, ni démontré par quel moyen l'accusé
avait abusé de l'"inexpérience" et de la "faiblesse
intellectuelle" de ceux-ci.  La Cour de cassation a renvoyé
l'affaire devant la cour d'appel qui, siégeant dans une
composition différente, a relaxé l'intéressé.

       De même, plusieurs décisions judiciaires ont estimé non
constitutives du délit de prosélytisme une simple discussion sur
les croyances des témoins de Jéhovah, la distribution de
brochures de porte à porte (cour d'appel de Patras, arrêt
n° 137/1988) ou sur la place publique (cour d'appel de Larissa,
arrêt n° 749/1986) et l'explication sans subterfuge à un
orthodoxe du credo de la secte (tribunal correctionnel de
Trikala, jugement n° 186/1986).  Enfin, la qualité de "paysan
illettré" ne suffit pas à établir la "naïveté", au sens de
l'article 4, de l'interlocuteur de celui que l'on accuse de
prosélytisme (Cour de cassation, arrêt n° 1155/1978).

21.    Après la révision constitutionnelle de 1975, les témoins
de Jéhovah ont contesté en justice la constitutionnalité de
l'article 4 de la loi n° 1363/1938.  Ils dénonçaient le caractère
vague de la description du comportement punissable, mais surtout
se fondaient sur le titre même de la loi, qui affirmait vouloir
sauvegarder les articles 1 et 2 de la Constitution en vigueur à
l'époque (celle de 1911, paragraphe 12 ci-dessus), interdisant
le prosélytisme pratiqué contre la religion dominante.  Or
l'actuelle Constitution étend à toute religion cette interdiction
qui, de surcroît, ne figure plus dans le chapitre relatif à la
religion, mais dans celui qui traite des droits civils et
sociaux, et notamment à l'article 13 qui garantit la liberté de
conscience religieuse.

       Les tribunaux ont toujours rejeté pareille exception
d'inconstitutionnalité, qui a pourtant reçu un large appui dans
la doctrine.

III.   Les témoins de Jéhovah en Grèce

22.    Le mouvement des témoins de Jéhovah est apparu en Grèce
au début du XXe siècle.  Le nombre des adeptes se situe
aujourd'hui entre 25 000 et 70 000, selon les estimations.  Les
membres se répartissent en 338 congrégations; la première d'entre
elles s'ouvrit à Athènes en 1922.

23.    Depuis la révision constitutionnelle de 1975, le Conseil
d'Etat a jugé à plusieurs reprises que la confession dont il
s'agit remplit les conditions d'une "religion connue" (arrêts
n°s 2105 et 2106/1975, 4635/1977, 2484/1980, 4620/1985, 790 et
3533/1986, 3601/1990).  Toutefois, certaines juridictions de
premier degré persistent à nier ce caractère (tribunal de
première instance de Heraklion, jugements n°s 272/1984 et
87/1986).  En 1986, le Conseil d'Etat a jugé (arrêt n° 3533/1986)
qu'une décision ministérielle refusant de nommer un témoin de
Jéhovah à un poste de professeur de littérature violait la
liberté de conscience religieuse et, partant, la Constitution
hellénique.

24.    D'après les statistiques fournies par le requérant, de
1975 (date du rétablissement de la démocratie) à 1992 ont été
arrêtés 4 400 témoins de Jéhovah, dont 1 233 ont été renvoyés en
jugement et 208 condamnés.  Auparavant, plusieurs condamnations
avaient été prononcées en vertu des lois n° 117/1936 "portant
mesures pour combattre le communisme et ses effets" et
n° 1075/1938 "portant mesures de sauvegarde de l'ordre social".

       Le Gouvernement ne conteste pas les chiffres avancés par
l'intéressé.  Il souligne cependant que la fréquence des
condamnations des témoins de Jéhovah tend à diminuer: en 1991 et
1992, on a recensé seulement 7 condamnés pour 260 personnes
arrêtées.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

25.    M. Kokkinakis a saisi la Commission le 22 août 1988.  Il
prétendait que sa condamnation pour prosélytisme méconnaissait
les droits garantis par les articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9,
art. 10) de la Convention.  Il invoquait en outre les
articles 5 par. 1 et 6 paras. 1 et 2 (art. 5-1, art. 6-1,
art. 6-2).

26.    La Commission a retenu la requête (n° 14307/88)
le 7 décembre 1990, à l'exception des griefs tirés des
articles 5 et 6 (art. 5, art. 6), qu'elle a rejetés pour défaut
manifeste de fondement.  Dans son rapport du 3 décembre 1991
(article 31) (art. 31), elle arrive à la conclusion

       a) qu'il n'y a pas eu violation de l'article 7 (art. 7)
(onze voix contre deux);

       b) qu'il y a eu violation de l'article 9 (art. 9)
(unanimité);

       c) qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain
de l'article 10 (art. 10) (douze voix contre une).

       Le texte intégral de son avis et des deux opinions
séparées dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt*.

______________________________
* Note du greffier: pour des raisons d'ordre pratique il n'y
figurera que dans l'édition imprimée (volume 260-A de la série
A des publications de la Cour), mais on peut se le procurer
auprès du greffe.
_______________

EN DROIT

27.    M. Kokkinakis se plaint de sa condamnation pour
prosélytisme; il l'estime contraire aux articles 7, 9 et 10
(art. 7, art. 9, art. 10) de la Convention, ainsi qu'à
l'article 14 combiné avec le second d'entre eux (art. 14+9).

I.     SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 9 (art. 9)

28.    Les griefs de l'intéressé concernent pour l'essentiel une
restriction à l'exercice de sa liberté de religion.  Dès lors,
la Cour examinera d'abord les questions relatives à l'article 9
(art. 9), aux termes duquel

         "1.  Toute personne a droit à la liberté de pensée, de
       conscience et de religion; ce droit implique la liberté
       de changer de religion ou de conviction, ainsi que la
       liberté de manifester sa religion ou sa conviction
       individuellement ou collectivement, en public ou en
       privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et
       l'accomplissement des rites.

         2.  La liberté de manifester sa religion ou ses
       convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions
       que celles qui, prévues par la loi, constituent des
       mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la
       sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la
       santé ou de la morale publiques, ou à la protection des
       droits et libertés d'autrui."

29.    Le requérant ne s'en prend pas uniquement à l'application
- fausse selon lui - de l'article 4 de la loi n° 1363/1938 à son
égard.  Il concentre son argumentation sur le problème, plus
large, de la compatibilité de ce texte avec le droit consacré par
l'article 9 (art. 9) de la Convention qui, incorporé depuis 1953
au droit grec, aurait, en vertu de la Constitution, une valeur
supérieure à toute loi contraire.  Il souligne la difficulté
logique et juridique de tracer une ligne de démarcation tant soit
peu distincte entre prosélytisme et liberté "de changer de
religion ou de conviction et de la manifester individuellement
ou collectivement, en public et en privé", ce qui engloberait
tout enseignement, toute publication et toute prédication entre
personnes.

       L'interdiction du prosélytisme, érigé en infraction
pénale sous la dictature de Metaxas, ne serait pas seulement
inconstitutionnelle: elle formerait aussi, avec les autres
clauses de la loi n° 1363/1938, "un arsenal d'interdictions et
de menaces de punitions" qui pèserait sur les adeptes de toutes
les croyances et de tous les dogmes.

       M. Kokkinakis dénonce enfin l'application sélective de
cette loi par les autorités administratives et judiciaires:
imaginer, par exemple, l'éventualité d'une plainte portée par un
prêtre catholique, ou par un pasteur protestant, contre un
orthodoxe qui aurait tenté de lui enlever un fidèle, dépasserait
"l'hypothèse d'école la plus saugrenue"; encore moins verrait-on
un procureur poursuivre un orthodoxe pour prosélytisme au
bénéfice de la "religion dominante".

30.    D'après le Gouvernement, toutes les religions sont libres
en Grèce; leurs membres jouiraient du double droit d'exprimer
librement leurs croyances et d'essayer d'influencer la conscience
d'autrui, le témoignage chrétien étant un devoir de toute Eglise
et de tout chrétien.  Il existerait cependant une différence
radicale entre le témoignage et le "prosélytisme de mauvais
aloi", celui qui consisterait à employer des moyens trompeurs,
indignes et immoraux, telle l'exploitation du dénuement, de la
faiblesse intellectuelle et de l'inexpérience de son semblable.
L'article 4 prohiberait cette sorte de prosélytisme - le
prosélytisme "intempestif" auquel la Cour européenne se référait
dans son arrêt Kjeldsen, Busk Madsen et Pedersen c. Danemark du
7 décembre 1976 (série A n° 23, p. 28, par. 54) - et non le
simple enseignement religieux.  En outre, la jurisprudence
grecque aurait précisément adopté cette définition du
prosélytisme.

    A. Principes généraux

31.    Telle que la protège l'article 9 (art. 9), la liberté de
pensée, de conscience et de religion représente l'une des assises
d'une "société démocratique" au sens de la Convention.  Elle
figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus
essentiels de l'identité des croyants et de leur conception de
la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les
agnostiques, les sceptiques ou les indifférents.  Il y va du
pluralisme - chèrement conquis au cours des siècles -
consubstantiel à pareille société.

       Si la liberté religieuse relève d'abord du for intérieur,
elle "implique" de surcroît, notamment, celle de "manifester sa
religion".  Le témoignage, en paroles et en actes, se trouve lié
à l'existence de convictions religieuses.

       Aux termes de l'article 9 (art. 9), la liberté de
manifester sa religion ne s'exerce pas uniquement de manière
collective, "en public" et dans le cercle de ceux dont on partage
la foi: on peut aussi s'en prévaloir "individuellement" et "en
privé"; en outre, elle comporte en principe le droit d'essayer
de convaincre son prochain, par exemple au moyen d'un
"enseignement", sans quoi du reste "la liberté de changer de
religion ou de conviction", consacrée par l'article 9 (art. 9),
risquerait de demeurer lettre morte.

32.    Les impératifs de l'article 9 (art. 9) se reflètent dans
la Constitution hellénique dans la mesure où elle proclame, en
son article 13, que "la liberté de la conscience religieuse est
inviolable" et que "toute religion connue est libre"
(paragraphe 13 ci-dessus).  Ainsi, les témoins de Jéhovah
bénéficient tant du statut de "religion connue" que des avantages
qui en découlent quant à l'accomplissement des rites
(paragraphes 22-23 ci-dessus).

33.    Le caractère fondamental des droits que garantit
l'article 9 par. 1 (art. 9-1) se traduit aussi par le mode de
formulation de la clause relative à leur restriction.  A la
différence du second paragraphe des articles 8, 10 et 11
(art. 8-2, art. 10-2, art. 11-2), qui englobe l'ensemble des
droits mentionnés en leur premier paragraphe (art. 8-1,
art. 10-1, art. 11-1), celui de l'article 9 (art. 9-1) ne vise
que la "liberté de manifester sa religion ou ses convictions".
Il constate de la sorte que dans une société démocratique, où
plusieurs religions coexistent au sein d'une même population, il
peut se révéler nécessaire d'assortir cette liberté de
limitations propres à concilier les intérêts des divers groupes
et à assurer le respect des convictions de chacun.

34.    Selon le Gouvernement, l'ordre juridique grec renferme de
telles limitations.  L'article 13 de la Constitution de 1975
prohibe le prosélytisme à l'égard de toutes les religions sans
distinction.  L'article 4 de la loi n° 1363/1938, qui accompagne
cette interdiction d'une sanction pénale, a été maintenu par
plusieurs gouvernements démocratiques successifs nonobstant son

origine historique et politique.  Il aurait pour but exclusif de
protéger "la conscience d'autrui à l'égard des activités portant
atteinte à sa dignité et à sa personnalité".

35.    La Cour se bornera, autant que possible, à examiner le
problème soulevé par le cas concret dont elle se trouve saisie.
Elle doit néanmoins se pencher sur lesdites dispositions puisque
la mesure dont se plaint le requérant résulte de leur application
même (voir, mutatis mutandis, l'arrêt de Geouffre de la Pradelle
c. France du 16 décembre 1992, série A n° 253-B, p. 42, par. 31).

    B. Application de ces principes

36.    La condamnation prononcée par le tribunal correctionnel
de Lassithi, puis réduite par la cour d'appel de Crète
(paragraphes 9-10 ci-dessus), s'analyse en une ingérence dans
l'exercice du droit de M. Kokkinakis à la "liberté de manifester
sa religion ou ses convictions".  Pareille immixtion enfreint
l'article 9 (art. 9) sauf si elle est "prévue par la loi",
dirigée vers un ou des objectifs légitimes au regard du
paragraphe 2 (art. 9-2) et "nécessaire, dans une société
démocratique", pour les atteindre.

       1. "Prévue par la loi"

37.    Le requérant précise que les arguments développés par lui
sur le terrain de l'article 7 (art. 7) valent aussi pour la
phrase "prévue par la loi".  La Cour les examinera donc sous cet
angle.

38.    L'intéressé s'attaque au libellé même de l'article 4 de
la loi n° 1363/1938.  Il dénonce l'absence d'une description de
la "substance objective" du délit de prosélytisme.  Il la croit
voulue: elle tendrait à permettre à toute sorte de conversation
ou communication religieuse de tomber sous le coup de cette
disposition.  Il invoque le "risque d'extensibilité policière et
souvent judiciaire" des termes vagues de cet article, tels que
"notamment" et "tentative indirecte" de pénétrer dans la
conscience d'autrui; punir le non-orthodoxe même quand il offre
un "secours moral et matériel" équivaudrait à réprimer l'acte
même que prescrirait toute religion et que le code pénal
ordonnerait dans certains cas d'urgence.  La loi n° 1672/1939
(paragraphe 16 ci-dessus) aurait, sans plus, dépouillé la
rédaction initiale de l'article 4 de son "verbiage répétitif";
elle en aurait gardé toutes les expressions "extensibles et
passe-partout", se bornant à user d'un style plus ramassé, mais
tout aussi "pédant" et destiné à placer le non-orthodoxe en état
d'interdiction permanente de parole.  Nul citoyen ne pourrait,
par conséquent, orienter son comportement sur la base de ce
texte.

       En outre, l'article 4 de la loi n° 1363/1938 serait
incompatible avec l'article 13 de la Constitution.

39.    D'après le Gouvernement au contraire, l'article 4 définit
le prosélytisme "de manière précise et déterminée"; il
énumérerait tous les éléments constitutifs de cette infraction.
L'emploi de l'adverbe "notamment" n'aurait aucune importance car
il ne concernerait que les moyens par lesquels le délit pourrait
s'accomplir; une telle liste indicative serait, du reste, de
pratique courante dans la rédaction des lois pénales.

       Enfin, la substance objective du délit ne ferait pas
défaut: il s'agirait de la tentative de modifier l'essence de la
conscience religieuse d'autrui.

40.    La Cour a déjà constaté que le libellé de bien des lois
ne présente pas une précision absolue.  Beaucoup d'entre elles,
en raison de la nécessité d'éviter une rigidité excessive et de
s'adapter aux changements de situation, se servent par la force
des choses de formules plus ou moins floues (voir par exemple,
mutatis mutandis, l'arrêt Müller et autres c. Suisse du
24 mai 1988, série A n° 133, p. 20, par. 29).  Les dispositions
du droit pénal en matière de prosélytisme entrent dans cette
catégorie.  L'interprétation et l'application de pareils textes
dépendent de la pratique.

       En l'occurrence, il existait une jurisprudence constante
des juridictions grecques (paragraphes 17-20 ci-dessus).  Publiée
et accessible, elle complétait la lettre de l'article 4 et était
de nature à permettre à M. Kokkinakis de régler sa conduite en
la matière.

       Quant à la constitutionnalité de l'article 4 de la loi
n° 1363/1938, la Cour rappelle qu'il revient au premier chef aux
autorités nationales, et singulièrement aux cours et tribunaux,
d'interpréter et appliquer le droit interne (voir en dernier lieu
l'arrêt Hadjianastassiou c. Grèce du 16 décembre 1992, série A
n° 252, p. 18, par. 42).  Or les juridictions grecques ayant eu
à connaître du problème ont conclu à l'absence d'incompatibilité
(paragraphe 21 ci-dessus).

41.    La mesure litigieuse était donc "prévue par la loi", au
sens de l'article 9 par. 2 (art. 9-2) de la Convention.

       2. But légitime

42.    D'après le Gouvernement, un Etat démocratique se doit
d'assurer la jouissance paisible des libertés individuelles de
quiconque vit sur son territoire.  Si, en particulier, il ne
veillait pas à protéger la conscience religieuse et la dignité
d'une personne contre des tentatives d'influence par des moyens
immoraux et mensongers, l'article 9 par. 2 (art. 9-2) se
trouverait en pratique privé de toute valeur.

43.    Pour le requérant, la religion relève du "flot
constamment renouvelable de la pensée humaine" et ne saurait se
concevoir en dehors du dialogue public.  L'équilibre des droits
individuels obligerait à tolérer que la pensée d'autrui subisse
un minimum d'influences, sans quoi on en arriverait "à une
étrange société de bêtes silencieuses qui pense[raient] mais ne
s'exprime[raient] pas, qui parle[raient] mais ne
communique[raient] pas, qui existe[raient] mais ne
coexiste[raient] pas".

44.    Eu égard aux circonstances de la cause et aux termes
mêmes des décisions des juridictions compétentes, la Cour
considère que la mesure incriminée poursuivait un but légitime
sous l'angle de l'article 9 par. 2 (art. 9-2): la protection des
droits et libertés d'autrui, invoquée par le Gouvernement.

       3. "Nécessaire dans une société démocratique"

45.    M. Kokkinakis n'estime pas nécessaire, dans une société
démocratique, d'interdire la "parole d'un concitoyen" venant
s'entretenir de religion avec son voisin.  Il se demande comment
un discours prononcé avec conviction, et sur la base de livres
saints communs à tous les chrétiens, pourrait léser les droits
d'autrui.  Mme Kyriakaki serait une femme adulte dotée
d'expérience et de capacités intellectuelles; sous peine de
bafouer les droits fondamentaux de l'homme, on ne saurait ériger
en infraction la conversation d'un témoin de Jéhovah avec
l'épouse d'un chantre.  D'autre part, la cour d'appel de Crète,
quoique saisie de faits précis et d'une clarté absolue, n'aurait
pas réussi à déterminer le caractère direct ou indirect de la
tentative du requérant de pénétrer la conscience religieuse de
la plaignante; son raisonnement démontrerait qu'elle condamna
l'intéressé "non pour quelque chose qu'il avait fait, mais pour
ce qu'il était".

       La Commission souscrit en substance à cette thèse.

46.    Selon le Gouvernement au contraire, les tribunaux grecs
se fondèrent sur des faits patents qui constituaient le délit de
prosélytisme: l'insistance de M. Kokkinakis à entrer au domicile
de Mme Kyriakaki sous un prétexte mensonger; la manière d'aborder
son interlocutrice pour gagner sa confiance; enfin, une analyse
"habile" des Saintes Ecritures, propre à "leurrer" la plaignante
qui ne posséderait pas de "formation adéquate en matière de
dogme" (paragraphes 9-10 ci-dessus).  Il souligne que si l'Etat
restait indifférent aux atteintes à la liberté de conscience
religieuse, il en résulterait une grande agitation de nature à
troubler la paix sociale.

47.    Selon la jurisprudence constante de la Cour, il faut
reconnaître aux Etats contractants une certaine marge
d'appréciation pour juger de l'existence et de l'étendue de la
nécessité d'une ingérence, mais elle va de pair avec un contrôle
européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui
l'appliquent, même quand elles émanent d'une juridiction
indépendante.  La tâche de la Cour consiste à rechercher si les
mesures prises au niveau national se justifient dans leur
principe et sont proportionnées.

       Pour statuer sur ce dernier point, il y a lieu de mettre
en balance les exigences de la protection des droits et libertés
d'autrui avec le comportement reproché au requérant.  Dans
l'exercice de son pouvoir de contrôle, la Cour doit considérer
les décisions judiciaires litigieuses sur la base de l'ensemble
du dossier (voir notamment, mutatis mutandis, l'arrêt Barfod
c. Danemark du 22 février 1989, série A n° 149, p. 12, par. 28).

48.    Il échet d'abord de distinguer le témoignage chrétien du
prosélytisme abusif: le premier correspond à la vraie
évangélisation qu'un rapport élaboré en 1956, dans le cadre du
Conseil oecuménique des Eglises, qualifie de "mission
essentielle" et de "responsabilité de chaque chrétien et de
chaque église".  Le second en représente la corruption ou la
déformation.  Il peut revêtir la forme d'"activités [offrant] des
avantages matériels ou sociaux en vue d'obtenir des rattachements
à [une] Eglise ou [exerçant] une pression abusive sur des
personnes en situation de détresse ou de besoin", selon le même
rapport, voire impliquer le recours à la violence ou au "lavage
de cerveau"; plus généralement, il ne s'accorde pas avec le
respect dû à la liberté de pensée, de conscience et de religion
d'autrui.

       La lecture de l'article 4 de la loi n° 1363/1938 révèle
que les critères adoptés en la matière par le législateur grec
peuvent cadrer avec ce qui précède si et dans la mesure où ils
visent à réprimer, sans plus, le prosélytisme abusif, qu'au
demeurant la Cour n'a pas à définir in abstracto en l'espèce.

49.    La Cour relève pourtant que les juridictions grecques
établirent la responsabilité du requérant par des motifs qui se
contentaient de reproduire les termes de l'article 4, sans
préciser suffisamment en quoi le prévenu aurait essayé de
convaincre son prochain par des moyens abusifs.  Aucun des faits
qu'elles relatèrent ne permet de le constater.

       Dès lors, il n'a pas été démontré que la condamnation de
l'intéressé se justifiait, dans les circonstances de la cause,
par un besoin social impérieux.  La mesure incriminée n'apparaît
donc pas proportionnée au but légitime poursuivi, ni, partant,
"nécessaire, dans une société démocratique", "à la protection des
droits et libertés d'autrui".

50.    En conclusion, il y a eu violation de l'article 9
(art. 9) de la Convention.

II.    SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 7 (art. 7)

51.    M. Kokkinakis invoque aussi l'article 7 (art. 7), ainsi
rédigé:

         "1. Nul ne peut être condamné pour une action ou une
       omission qui, au moment où elle a été commise, ne
       constituait pas une infraction d'après le droit national
       ou international.  De même il n'est infligé aucune peine
       plus forte que celle qui était applicable au moment où
       l'infraction a été commise.

         2. Le présent article ne portera pas atteinte au
       jugement et à la punition d'une personne coupable d'une
       action ou d'une omission qui, au moment où elle a été
       commise, était criminelle d'après les principes généraux
       de droit reconnus par les nations civilisées."

       D'après lui, pour se concilier avec ce texte une
disposition répressive doit présenter une précision et une clarté
suffisantes (paragraphes 37-38 ci-dessus).  Or il n'en irait pas
ainsi de l'article 4 de la loi n° 1363/1938.

52.    La Cour souligne que l'article 7 par. 1 (art. 7-1) de la
Convention ne se borne pas à prohiber l'application rétroactive
du droit pénal au détriment de l'accusé.  Il consacre aussi, de
manière plus générale, le principe de la légalité des délits et
des peines (nullum crimen, nulla poena sine lege) et celui qui
commande de ne pas appliquer la loi pénale de manière extensive
au détriment de l'accusé, notamment par analogie; il en résulte
qu'une infraction doit être clairement définie par la loi.  Cette
condition se trouve remplie lorsque l'individu peut savoir, à
partir du libellé de la clause pertinente et, au besoin, à l'aide
de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions
engagent sa responsabilité.

       Or il appert que tel est bien le cas en l'espèce; la Cour
renvoie, sur ce point, aux paragraphes 40 et 41 du présent arrêt.

53.    En conclusion, il n'y a pas eu violation de l'article 7
(art. 7) de la Convention.

III.   SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 10 (art. 10)

54.    Le requérant invoque de surcroît sa liberté d'expression,
garantie par l'article 10 (art. 10) .  Sa condamnation aurait
frappé non seulement la diffusion de ses opinions religieuses,
mais aussi celle d'opinions socio-philosophiques générales, la
cour d'appel de Crète ayant relevé qu'il s'était entretenu avec
Mme Kyriakaki de "l'homme politique Palme" et des "thèses
pacifistes".

55.    Eu égard à sa décision relative à l'article 9 (art. 9)
(paragraphe 50 ci-dessus), la Cour, à l'instar de la Commission,
ne croit pas nécessaire d'examiner ce grief.

IV.    SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 14, COMBINE AVEC
       L'ARTICLE 9 (art. 14+9)

56.    Dans son mémoire du 5 août 1992, l'intéressé se prétend
également victime d'une discrimination contraire à l'article 14
combiné avec l'article 9 (art. 14+9).  Elle résulterait des
"vices de l'article 4 de la loi n° 1363/1938" ou de
"l'application qui en a été faite".

57.    Quoique non présentée à la Commission, cette plainte se
rapporte aux mêmes faits que les doléances fondées sur les
articles 7 et 9 (art. 7, art. 9), mais eu égard à la conclusion
figurant au paragraphe 50 la Cour n'estime pas devoir en
connaître.

V.     SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 (art. 50)

58.    Aux termes de l'article 50 (art. 50) de la Convention,

         "Si la décision de la Cour déclare qu'une décision
       prise ou une mesure ordonnée par une autorité judiciaire
       ou toute autre autorité d'une Partie Contractante se
       trouve entièrement ou partiellement en opposition avec
       des obligations découlant de la (...) Convention, et si
       le droit interne de ladite Partie ne permet
       qu'imparfaitement d'effacer les conséquences de cette
       décision ou de cette mesure, la décision de la Cour
       accorde, s'il y a lieu, à la partie lésée une
       satisfaction équitable."

59.    A l'audience, le requérant a sollicité d'abord une
indemnité de 500 000 drachmes pour tort moral.

       La Cour considère qu'il en a subi un et que, malgré
l'opinion contraire du Gouvernement, un constat de manquement ne
suffit pas à l'en dédommager.  Statuant en équité comme le veut
l'article 50 (art. 50), elle lui alloue de ce chef
400 000 drachmes.

60.    Pour frais et dépens afférents aux instances suivies en
Grèce puis devant les organes de la Convention, M. Kokkinakis
réclame une somme de 2 789 500 drachmes, dont il fournit le
détail.

       Le Gouvernement juge ce montant exagéré.  Plus
particulièrement, il conteste la nécessité a) de recourir à deux
avocats pour représenter le requérant devant les tribunaux grecs
et la Cour européenne, ainsi qu'à des avocats athéniens pour le
défendre devant les juridictions crétoises; b) de la comparution
de l'intéressé lui-même devant la Cour de cassation.

       Avec le délégué de la Commission, la Cour trouve pourtant
la demande raisonnable, en conséquence de quoi elle l'accueille
en entier.

PAR CES MOTIFS, LA COUR

1.     Dit, par six voix contre trois, qu'il y a eu violation de
       l'article 9 (art. 9);

2.     Dit, par huit voix contre une, qu'il n'y a pas eu
       violation de l'article 7 (art. 7);

3.     Dit, à l'unanimité, qu'il ne s'impose pas d'examiner
       l'affaire sous l'angle de l'article 10 (art. 10), ni de
       l'article 14 combiné avec l'article 9 (art. 14+9);

4.     Dit, à l'unanimité, que l'Etat défendeur doit verser au
       requérant, dans les trois mois, 400 000 (quatre cent
       mille) drachmes pour dommage moral et 2 789 500 (deux
       millions sept cent quatre-vingt-neuf mille cinq cents)
       drachmes pour frais et dépens.

       Fait en français et en anglais, puis prononcé en audience
publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg,
le 25 mai 1993.

Signé: Rolv RYSSDAL
       Président

Signé: Marc-André EISSEN
       Greffier

       Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux
articles 51 par. 2 (art. 51-2) de la Convention et 53 par. 2 du
règlement, l'exposé des opinions séparées suivantes:

       - opinion partiellement concordante de M. Pettiti;
       - opinion concordante de M. De Meyer;
       - opinion dissidente de M. Valticos;
       - opinion partiellement dissidente de M. Martens;
       - opinion dissidente commune à MM. Foighel et Loizou.

Paraphé: R. R.

Paraphé: M.-A. E.

    OPINION PARTIELLEMENT CONCORDANTE DE M. LE JUGE PETTITI

       J'ai voté avec la majorité la violation de l'article 9
(art. 9), mais j'estimais qu'il eût été utile de renforcer la
motivation de l'arrêt.

       En outre, je me suis séparé de la majorité en considérant
aussi que la législation pénale actuelle applicable en Grèce
concernant le prosélytisme était, en soi, contraire à
l'article 9 (art. 9).

       L'affaire Kokkinakis revêt une particulière importance;
elle est la première véritable procédure concernant la liberté
de religion portée devant la Cour européenne depuis sa création;
elle se situe dans une période où les Nations Unies et l'Unesco
préparent une année mondiale sur la tolérance qui doit poursuivre
la portée de la Déclaration des Nations Unies de 1981 contre
toutes les formes d'intolérance, adoptée après vingt ans de
négociations.

       En premier lieu, pour ma part, je considère que c'est le
texte de loi qui est contraire à l'article 9 (art. 9).  J'admets
que la prévisibilité de celui-ci soit reconnue.  Mais la
qualification est telle qu'elle permet à tout moment de
sanctionner la moindre tentative pratiquée pour convaincre son
interlocuteur.

       La motivation adoptée par la majorité voulant se limiter
au cas d'espèce équivaut à contrôler la juridiction nationale par
rapport au quantum de la peine appliquée, alors que c'est le
principe même de la sanction qui est en cause et que la Cour
européenne n'a pas à se prononcer sur le quantum des peines en
droit interne.  La Cour doit s'en tenir à sa jurisprudence
Dudgeon c. Royaume-Uni (arrêt du 22 octobre 1981, série A n° 45,
pp. 18-19, par. 41) et Norris c. Irlande (arrêt du
26 octobre 1988, série A n° 142, p. 16, par. 33); la seule menace
d'application d'un texte, même tombé en désuétude, suffit pour
constater la violation.

       La formulation "prosélytisme de mauvais aloi", qui est un
critère de la jurisprudence grecque pour appliquer la loi, suffit
pour que le texte législatif et son corpus d'application soient
considérés comme contraires à l'article 9 (art. 9).

       Le Gouvernement lui-même a reconnu que le requérant était
poursuivi "parce qu'il avait tenté d'influencer son auditeur en
abusant de son inexpérience en matière de dogme et en exploitant
sa faiblesse intellectuelle".  Il ne s'agissait donc pas de
protéger autrui contre des moyens de coercition physique ou
psychique, mais d'attribuer à l'Etat la possibilité de s'arroger
le droit de juger de la faiblesse d'une personne pour sanctionner
un prosélyte, ingérence qui pourrait devenir périlleuse si elle
était utilisée par un Etat autoritaire.

       L'imprécision de l'incrimination, l'absence de définition
du prosélytisme accentuent l'inquiétude que provoque la loi
grecque.  Même si l'on admet qu'en Grèce la prévisibilité de la
loi, comme pouvant s'appliquer aux prosélytes, était suffisante,
il n'en reste pas moins que le "flou" de la qualification laisse
une trop grande marge d'interprétation pour décider de sanctions
pénales.

       On peut se demander si le principe même de l'application
d'une loi pénale en matière de prosélytisme est compatible avec
l'article 9 (art. 9) de la Convention.

       La politique pénale pourrait être conduite par la
technique d'incrimination spécifique visant les actes de
contrainte et l'activité de certaines sectes portant
véritablement atteinte à la liberté, à la dignité de la personne.
La protection des mineurs peut faire l'objet de dispositions
pénales précises.  La protection des majeurs peut être assurée
par les législations fiscales, sociales, par le droit commun en
matière de publicité mensongère, de non-assistance à personnes
en danger, de coups et blessures (même physiques) volontaires ou
par imprudence.

       En tout cas, même si le principe était admis, il ne
devrait pas entraîner le maintien des législations se bornant à
des incriminations vagues qui laissent à la subjectivité
d'appréciation du juge le soin de réprimer ou de relaxer.  La
Cour européenne dans l'affaire Lingens c. Autriche (arrêt
du 8 juillet 1986, série A n° 103) à propos de la liberté
d'expression avait marqué sa préoccupation sur la latitude
laissée au magistrat d'apprécier la notion de vérité.

       Des critères d'interprétation aussi incontrôlables que
faits de prosélytisme "de bon ou de mauvais aloi" ou prosélytisme
"intempestif" ne peuvent assurer la sécurité juridique.

       Le prosélytisme est lié à la liberté de religion; le
croyant doit pouvoir communiquer sa foi et sa conviction dans le
domaine religieux comme dans le domaine philosophique.  La
liberté de religion et de conscience est un droit fondamental et
cette liberté doit pouvoir s'exercer en faveur de toutes les
religions et non au profit d'une seule Eglise, même si celle-ci
par tradition historique est Eglise d'Etat ou "religion
dominante".

       La liberté de religion et de conscience implique bien
l'acceptation du prosélytisme, même "de mauvais aloi".  C'est un
droit pour le croyant ou le philosophe agnostique d'exposer ses
convictions, de tenter de les faire partager et même de tenter
de convertir son interlocuteur.

       Les seules limites à l'exercice de ce droit sont celles
correspondant au respect des droits d'autrui dans la mesure où
il y aurait tentative de forcer le consentement de la personne
ou d'user de procédés de manipulation.

       Les autres comportements qui ne sont pas admissibles tels
que lavage de cerveau, atteintes au droit du travail, atteintes
à la santé publique, incitation à la débauche, que l'on retrouve
dans des pratiques de certains groupements pseudo-religieux,
doivent être sanctionnés en droit positif par les qualifications
de droit commun pénal.  On ne peut interdire le prosélytisme sous
couvert de sanctionner de tels agissements.

       Certes, le prosélytisme ne doit pas s'exercer par
coercition, par des moyens déloyaux en abusant des mineurs ou des
"incapables majeurs" au sens du droit civil, mais le droit commun
civil et pénal peut pallier de telles déviations.

       En deuxième lieu, même si la Cour ne retenait pas la
violation au titre de la loi, elle pouvait, à mon avis, formuler
autrement sa décision en ajoutant quelques définitions pour que
la portée de sa décision soit bien comprise.

       Les commentateurs et les Etats membres pourraient
regretter que sur un sujet aussi grave, à la veille de l'année
mondiale des Nations Unies sur la tolérance, et par référence à
la Déclaration des Nations Unies contre l'intolérance religieuse,
la Cour n'ait pas explicité son interprétation du prosélytisme
par rapport à la liberté de religion au sens de l'article 9
(art. 9).

       La motivation pouvait aussi tenir compte davantage de ce
que l'article 9 (art. 9) vaut aussi pour les convictions
philosophiques non religieuses et que l'application de
l'article 9 (art. 9) doit préserver les personnes contre les abus
de certaines sectes, mais sur ce point il appartient aux Etats
de légiférer en régulant par le droit commun les déviations
conduisant à des tentatives de "lavage de cerveau".  Le
prosélytisme non délictuel reste la base de la manifestation de
la liberté de religion.  L'effort de conversion n'est pas en soi
atteinte à la liberté et aux croyances des autres ni atteinte aux
droits d'autrui.

       Le Gouvernement a admis que, postérieurement à la
Constitution de 1975, la loi n° 1363/1938 n'a pas été abrogée.
Il fait valoir que plusieurs arrêts du Conseil d'Etat ont protégé
efficacement la liberté religieuse, mais il n'en reste pas moins
que les tribunaux peuvent toujours appliquer la loi de la même
façon qu'elle a été appliquée dans le cas Kokkinakis.  Or, ce ne
peut être sous l'angle du quantum et de la proportionnalité de
la peine que les organes de Strasbourg peuvent exercer leur
contrôle de compatibilité avec l'article 9 (art. 9).

       Sans même entrer dans la critique interne de la décision
des juridictions grecques, sur le contenu des propos échangés et
sur la vérification de la preuve, on ne peut que constater que
les décisions ne tracent pas la limite, au sens de la loi et de
la Constitution, entre témoignage, proclamation de foi ou de
confession et contrainte.  Les deux juges dissidents des
juridictions grecques ont souligné la faiblesse de motivation des
décisions rendues.

       Dans son mémoire en réplique devant la Commission, le
requérant avait soulevé deux points significatifs:

         "1. La proclamation formelle de la liberté de
       conscience religieuse et de ses manifestations est
       postérieure à la prohibition du 'prosélytisme' dans les
       textes constitutionnels.  Elle a été introduite par la
       Constitution du 3 juin 1927 (article 1 par. 1 c)) et
       figure aujourd'hui parmi les droits fondamentaux
       'individuels et sociaux' énumérés et qualifiés nommément
       - à l'instar de la Déclaration Universelle et de la
       Convention européenne - 'droits de l'homme' (Constit.
       9 juin 1975, articles 13 par. 1, 25 et 28).  Il y a donc
       une anomalie, sinon une contradiction flagrante dans le
       texte même de la Constitution.  Si les décrets
       dictatoriaux de 1938-39 l'ont aggravée en érigeant les
       convictions et les actes de l'exercice purement verbal
       d'une confession en délits punissables - que la
       codification du droit pénal n'a jamais voulu accueillir
       (ainsi que nous l'avons déjà noté) - il y a de fortes
       raisons pour que ces dispositions soient enfin reconnues
       comme incompatibles avec la lettre et l'esprit de la
       Constitution en vigueur: l'exercice ou l'expression
       bénigne ou même la suspicion d'un sentiment qui décèle
       une conviction religieuse - c'est le cas de Kokkinakis -
       ne peut constituer un délit!  C'est ainsi que la
       Constitution devait être appliquée par le législateur et
       les autorités administratives et judiciaires.  Sans nul
       doute, c'est ainsi surtout que la Convention européenne
       doit être obéie, et appliquée par ses instances propres.

         2. Le gouvernement défendeur fait montre de certains
       arrêts de justice qui seraient tolérants vis-à-vis de
       l'existence et des activités confessionnelles autres que
       celle des fidèles de l'Eglise orthodoxe et, dans un cas
       isolé et après tout secondaire, celle d'un adepte de la
       confession à laquelle appartient le requérant.  On
       remarquera d'abord que l'existence de ces arrêts est déjà
       démonstrative de pratiques administratives intolérantes.
       Puis, que les cas d'espèce et les solutions accolées sous
       des 'considérants' libéraux ne sont pas signalés.  Enfin,
       que nulle décision qui fait justice de cette législation
       pénale et parasitaire qui entretient la persécution
       sporadique, mais non moins virulente des non-orthodoxes
       n'est citée, car malheureusement elle n'a jamais été
       rendue.  Elles ont toutes admis la validité et
       l'applicabilité des décrets de 1938.

         Il n'est pas question d'engager ici une discussion sur
       les mérites constitutionnels en Grèce du 'prosélytisme'
       tel qu'il est tendancieusement défini par les lois de
       nécessité de 1938-39, puisque la seule question qui se
       pose devant les organes européens de la Convention est de
       savoir si les dispositions de ces textes et si
       l'application qui en a été faite aux dépens du requérant
       jusqu'à l'épuisement des voies de recours internes
       constituent des manquements à la Convention imputables au
       gouvernement hellénique."

       Celui-ci est resté surtout sur des affirmations de
principe en faveur de la liberté de religion.

       Sur ce point, la motivation de la Cour européenne ne me
paraît pas apporter suffisamment de critères d'interprétation des
rapports entre une législation visant le prosélytisme et
l'article 9 (art. 9).

       Le domaine des convictions spirituelles, religieuses ou
philosophiques fait appel à la sphère intime des croyances et au
droit de les exprimer et manifester.  Entrer dans un système
répressif sans garde-fous est périlleux et l'on sait à quels
errements ont conduit des régimes autoritaires qui tout en
affirmant dans leurs Constitutions la liberté de religion, la
restreignaient par des incriminations pénales visant le
parasitisme, le "subversif" ou le prosélytisme.

       La formulation adoptée par la majorité de la Cour pour
conclure à la violation, à savoir que la condamnation de
l'intéressé ne se justifiait pas dans les circonstances de la
cause, laisse trop de place à une interprétation, ultérieure,
répressive de la part des juridictions grecques, alors que c'est
l'exercice de l'action publique qui doit aussi être contrôlé.
Il était possible, à mon sens, de mieux cerner les qualifications
d'abus, de coercition, de contraintes et de mieux affirmer in
abstracto l'espace complet de liberté qui doit être réservé à la
liberté religieuse et au témoignage.

       Les formules du Conseil oecuménique, celles de Vatican
II, celles des philosophes ou sociologues, faisant référence aux
actes de coercition, d'abus de son propre droit pour porter
atteinte au droit des autres, de manipulations des esprits par
des procédés qui aboutissent au viol de conscience, permettent
à elles toutes de définir les limites éventuelles admissibles du
prosélytisme.  Elles peuvent apporter aux Etats membres des
données positives pour prolonger la portée de l'arrêt de la Cour
et pour appliquer pleinement le principe et les normes de la
liberté religieuse, envisagée sous l'article 9 (art. 9) de la
Convention européenne.

          OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE DE MEYER

       Le prosélytisme, étant le "zèle déployé pour répandre la
foi"*, ne peut être punissable en tant que tel: c'est une
manière, parfaitement légitime en elle-même, de "manifester sa
religion".

       En l'espèce, le requérant n'a été condamné que pour avoir
fait preuve d'un tel zèle, sans aucun abus de sa part**.

       Tout ce qu'on a pu lui reprocher c'est d'avoir tenté de
faire partager ses convictions religieuses par Mme Kyriakaki.
Celle-ci l'a laissé entrer chez elle et rien n'indique qu'elle
l'ait, à quelque moment que ce soit, invité à sortir: elle a
préféré prêter l'oreille à ses propos*** en attendant l'arrivée
de la police, avertie par son mari, le chantre****.

_______________
*    Petit Robert, vol. I, édition 1992, p. 1552.
**   Paragraphe 49 de l'arrêt, paragraphes 71 et 73 du rapport
     de la Commission.
***  Paragraphes 9 et 10 de l'arrêt, paragraphes 22 à 25 du
     rapport de la Commission.
**** Paragraphe 7 de l'arrêt, paragraphe 21 du rapport de la
     Commission.
_______________

           OPINION DISSIDENTE DE M. LE JUGE VALTICOS

       Je regrette de ne pouvoir partager l'opinion de la
majorité de la Cour et tout autant de ne pas avoir été suivi par
elle.  Mon désaccord porte tant sur la portée de l'article 9
(art. 9) que sur l'appréciation des faits de l'espèce.

       Pour ce qui est de la portée de l'article 9 (art. 9), je
ne saurais donner une signification aussi extensive qu'elle le
fait aux termes de "la liberté de manifester sa religion ou sa
conviction individuellement ou collectivement, en public ou en
privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et
l'accomplissement des rites".  Comme pour toutes les libertés,
la liberté de religion de chacun doit finir là où commence celle
de l'autre.  La liberté de "manifester sa religion
individuellement ou collectivement, en public ou en privé",
signifie bien celle de la pratiquer et de la manifester, mais non
de tenter avec insistance de combattre et de modifier celle
d'autrui, d'influencer les esprits par une propagande active, et
souvent abusive.  Elle vise à établir la paix religieuse et la
tolérance, non à autoriser les heurts, sinon les guerres de
religion, notamment à une époque où bien des sectes détournent
et captent, par des procédés pour le moins discutables, des
esprits simples et candides.  Même si la chambre estime que tel
n'est pas son dessein, telle est en tout cas la direction vers
laquelle sa conception peut conduire.

       A ce stade, il faut dissiper un malentendu: on a soutenu
que, s'agissant de conversations au cours desquelles une personne
expose simplement ses croyances religieuses, il ne saurait y
avoir d'atteinte à la religion d'autrui.  En réalité, la
situation ici est tout autre.  Dans une affaire différente dont
est saisie une autre chambre (affaire Hoffmann*), il est indiqué
dans le rapport de la Commission (paragraphe 27) que la
plaignante, elle aussi témoin de Jéhovah, faisait, une fois par
semaine, des visites pour répandre sa foi.  Il s'agit donc bien,
pour cette secte, d'un effort systématique de conversion, et par
conséquent d'une atteinte aux croyances religieuses des autres.
Cela n'a aucun rapport avec l'article 9 (art. 9) qui vise
uniquement la protection de la religion des individus et non leur
droit de s'attaquer à celle des autres.

_______________
* Note du greffier: arrêt Hoffmann c. Autriche du 23 juin 1993,
  série A no 255-C.
_______________

       J'ajoute que le terme d'"enseignement" qui figure dans
l'article 9 (art. 9) vise sans aucun doute l'enseignement
religieux dans les programmes scolaires ou les institutions
religieuses, mais non le démarchage individuel comme dans le cas
d'espèce.

       On en vient ainsi à l'espèce.

       L'affaire se situe sur trois niveaux: la loi nationale,
les faits proprement dits, et les décisions judiciaires.

       La loi tout d'abord: est-elle précise ou comporte-t-elle
une dose d'ambiguïté, d'excessive généralité qui permette
l'arbitraire dans son application comme loi pénale?  A mon sens,
le doute ne devrait pas être permis: elle traite, comme délit,
du "prosélytisme", mot naturellement grec et, comme tant
d'autres, passé en français, comme aussi en anglais et que Le
Petit Robert définit comme "zèle déployé pour répandre la foi,
et par ext. pour faire des prosélytes, recruter des adeptes".
Nous sommes déjà loin de la simple manifestation de sa croyance
que vise l'article 9 (art. 9).  Celui qui fait du prosélytisme
cherche à convertir autrui: ne se limitant pas à affirmer sa foi,
il cherche à modifier celle des autres en faveur de la sienne.
Et du reste Le Petit Robert clarifie son explication par la
citation suivante de Paul Valéry: "Je trouve indigne de vouloir
que les autres soient de notre avis.  Le prosélytisme m'étonne."

       Alors que le terme de "prosélytisme" eût suffi, à mon
sens, à définir le délit et à satisfaire au principe de la
légalité de l'infraction, la loi pénale grecque, pour éviter
toute ambiguïté, en donne une illustration qui, pour se vouloir
une explication et un exemple, sans doute le plus courant, n'en
constitue pas moins une définition significative et c'est:
"2.  Par prosélytisme, il faut entendre, notamment, toute
tentative directe ou indirecte de pénétrer dans la conscience
religieuse d'une personne de confession différente dans le but
d'en modifier le contenu, soit par toute sorte de prestation ou
promesse de prestation ou de secours moral ou matériel, soit par
des moyens frauduleux, soit en abusant de son inexpérience ou de
sa confiance, soit en profitant de son besoin, sa faiblesse
intellectuelle ou sa naïveté."

       Cette définition, si l'on peut dire, de viol de la
conscience d'autrui ne saurait aucunement être considérée comme
contraire à l'article 9 (art. 9) de la Convention.  Au contraire,
elle est de nature à protéger la liberté de la conscience
religieuse des individus.

       Voyons maintenant les faits de l'espèce.  Voici, d'une
part, un adepte militant des témoins de Jéhovah, un dur à cuire
du prosélytisme, un spécialiste de la conversion, un martyr des
correctionnelles, que les condamnations antérieures n'ont fait
qu'endurcir dans son militantisme, et, d'autre part, une victime
rêvée, une femme naïve, épouse d'un chantre de l'Eglise orthodoxe
(s'il réussit à la convertir, quel succès!).  Il se précipite sur
elle, claironne qu'il lui apporte une bonne nouvelle (le jeu de
mots est transparent, mais sans doute pas pour elle), parvient
à se faire recevoir et, commis voyageur expérimenté et démarcheur
habile d'une foi qu'il veut répandre, lui expose sa marchandise
intellectuelle habilement enrobée dans un emballage de paix
universelle et de bonheur radieux.  Certes, qui ne voudrait la
paix et le bonheur?  Mais est-ce là le simple exposé des
convictions de M. Kokkinakis ou plutôt la tentative de séduire
l'âme simple de l'épouse du chantre?  Est-ce de telles opérations
que protège la Convention?  Certainement pas.

       Une précision doit encore être fournie: c'est que la loi
grecque ne limite nullement la notion de prosélytisme à la
tentative de débauchage intellectuel des chrétiens orthodoxes,
mais elle est applicable quelle que soit la religion.  Certes le
représentant du Gouvernement n'a pas été en mesure de donner des
exemples concrets concernant d'autres religions, mais cela n'est
pas étonnant puisque la religion orthodoxe est celle de la quasi-
totalité de la population et que les sectes vont donc pêcher des
adhérents dans les eaux les plus poissonneuses.

       Sans doute les poursuites judiciaires ont-elles été un
peu trop nombreuses et la gendarmerie un peu trop active ces
dernières années, mais on relève une diminution sensible du
nombre de ces poursuites au cours de la période plus récente et,
dans le cas présent, il n'y a pas eu poursuite d'office mais
c'est le mari de la victime qui, rentrant chez lui et surprenant
les agissements du prédicateur à domicile, a élevé la voix, qu'il
avait forte, pour faire appel à la force publique.

       Je serais certes enclin à recommander au Gouvernement de
donner les instructions nécessaires pour que l'on évite des
poursuites lorsqu'il s'agit de conversations anodines, mais non
dans le cas d'actions systématiques et insistantes impliquant des
mesures voisines de la violation de domicile.

       Ceci dit, je ne considère d'aucune manière qu'il y ait eu
violation de la Convention.

P.S.  Ayant pris connaissance de certaines opinions
individuelles, annexées à l'arrêt, je dois exprimer mon regret
contre certaines exagérations qui vont jusqu'à évoquer des
régimes totalitaires.

       En outre, je tiens à formuler une mise en garde au sujet
de l'opinion selon laquelle "l'effort de conversion n'est pas en
soi atteinte à la liberté et aux croyances des autres, ni
atteinte aux droits d'autrui".  Certes, il s'agit là de mesure
et de bon sens et la chambre (peut-être même la Cour plénière
aurait-elle dû en traiter) a fort justement mis en garde contre
les abus en matière de prosélytisme.  En effet, la foi peut
parfois être aveugle et les efforts visant à la répandre
excessifs.  Les actes de foi ont parfois culminé en "autodafés",
les questions posées à ce sujet en inquisitions et les noms de
certains saints sont restés marqués par des excès commis au jour
de leur fête.  En matière de foi, comme en tant d'autres, il faut
toujours garder le respect de la personne humaine.

       Or, à une époque où des sectes plus ou moins reconnues
et, parfois, même des adeptes de religions reconnues se livrent,
sous l'influence du fanatisme, à toutes sortes de manoeuvres
visant à obtenir des conversions et aboutissent parfois au pire,
comme on l'a vu encore récemment, il est regrettable que l'arrêt
ci-dessus permette les activités de prosélytisme à la seule
condition qu'elles ne soient pas "abusives".  Est-ce bien cette
intrusion, même non brutale, dans les consciences que peut
vraiment autoriser une convention sur les droits de l'homme?

    OPINION PARTIELLEMENT DISSIDENTE DE M. LE JUGE MARTENS

                         (Traduction)

INTRODUCTION

1.     Je partage l'opinion de la Cour selon laquelle il y a eu
violation de l'article 9 (art. 9), mais pour d'autres motifs
qu'elle.  Je m'écarte en outre d'elle en ce que je conclus aussi
à la violation de l'article 7 (art. 7).

2.     J'estime également avec la Cour que la question de
l'article 9 (art. 9) est de loin la plus importante, et je me
serais félicité de ce que la Cour eût dit - comme selon moi elle
pouvait fort bien le faire - que, vu ses constats sur
l'article 9 (art. 9), il ne s'imposait pas d'examiner les griefs
du requérant sur le terrain de l'article 7 (art. 7).

       J'aurais préféré que la Cour adoptât ce parti puisque
cela m'aurait permis de la suivre tandis que désormais, ne
pouvant marquer mon accord avec ses conclusions sur l'article 7
(art. 7), je me dois de rechercher si ce texte a été enfreint par
le libellé ou l'application d'une disposition pénale dont, à mes
yeux, l'existence même enfreint l'article 9 (art. 9).

       Quelque théorique que pareil exercice puisse paraître, je
ne puis m'y soustraire.  Cela pouvant servir d'introduction à mon
examen de la question de l'article 9 (art. 9), je commencerai par
expliquer ma position sur l'article 7 (art. 7).

3.     Je voudrais toutefois auparavant souligner que, bien que
les deux parties aient - à bon droit - élevé le débat au plan
d'un principe important, il ne faut pas perdre de vue que ce qui
a provoqué ce débat, c'est la visite normale et parfaitement
inoffensive de deux témoins de Jéhovah d'un certain âge (le
requérant avait alors 77 ans) cherchant à vendre certaines
brochures de la secte à une dame qui, au lieu de fermer sa porte,
laissa entrer le vieux couple soit parce qu'elle n'était pas de
taille à s'opposer à son insistance, soit parce qu'elle croyait
qu'il apportait des nouvelles de parents se trouvant sur le
continent.  Nulle trace de violence ni de quoi que ce soit que
l'on puisse à juste titre qualifier de "coercition"; au pire, il
y a eu un mensonge véniel.  S'il y avait tant soit peu matière
à recourir au droit pénal, l'infraction la plus grave qu'il
serait possible de retenir serait la violation de domicile.

Y A-T-IL EU VIOLATION DE L'ARTICLE 7 (art. 7)?

4.     Je souscris d'une manière générale à ce que la Cour dit
sur l'article 7 (art. 7) dans la première partie du paragraphe 50
de son arrêt, à ceci près que, contrairement à elle, j'estime que
l'exigence qu'une infraction soit clairement définie par la loi
n'est pas la conséquence, mais fait partie intégrante du principe
que consacre l'article 7 par. 1 (art. 7-1).

       Je suis d'ailleurs convaincu que cette exigence permet
non seulement (comme la Cour le suggère dans la seconde partie
du paragraphe 50) à l'individu de savoir "quels actes et
omissions engagent sa responsabilité", mais tend - d'après ses
origines historiques - aussi et surtout à assurer à l'individu
une protection suffisante contre les poursuites et les
condamnations arbitraires: l'article 7 par. 1 (art. 7-1) exige
que le droit pénal respecte la prééminence du droit.

5.     Plus j'y réfléchis, moins je reste convaincu que
l'article 4 de la loi n° 1363/1938 définit l'infraction de
prosélytisme avec le degré de précision voulu par l'article 7
(art. 7) ainsi compris.

       La première imprécision - et, en ce qui concerne la
protection contre l'arbitraire, la plus suspecte - réside dans
le mot "notamment": ce terme autorise virtuellement à poursuivre
des actes qui échappent à la définition donnée.  En deuxième
lieu, l'acte punissable (tel que défini) n'est pas l'intrusion
"dans la conscience religieuse" (quoi que cela puisse être), mais
"toute tentative directe ou indirecte" de pénétrer ainsi, ce qui
non seulement élargit considérablement la définition mais en
accentue encore le flou.  A noter enfin l'ambiguïté dangereuse
de l'exigence "dans le but d'en modifier le contenu": est-il tant
soit peu possible de distinguer entre la proclamation de ses
propres croyances à autrui et la tentative de le convaincre que
ses convictions sont "erronées"?

       Ces lacunes sont telles que, dans une atmosphère
d'intolérance religieuse, l'article 4 de la loi n° 1363/1938 est
un instrument parfait et dangereux de répression des minorités
non orthodoxes.  Il ressort du dossier que par le passé, il a
d'ailleurs été utilisé à cette fin, et qu'à l'heure actuelle cet
emploi, pour m'exprimer en termes modérés, ne paraît pas
totalement à exclure.  Cet aspect est d'autant plus grave que la
situation qui règne aujourd'hui dans l'Europe du Sud-Est montre
que cette région n'est pas du tout exempte de la montée de
l'intolérance religieuse féroce qui balaye notre monde moderne.

       C'est pourquoi je ne suis pas impressionné par l'argument
selon lequel la jurisprudence, notamment des juridictions
supérieures grecques, comble les lacunes du texte visées plus
haut.  Il se peut par exemple que depuis 1975, la Cour suprême,
renversant sa jurisprudence antérieure, ait éliminé les
incidences du mot "notamment" et que la définition de la Cour
administrative suprême s'efforce du moins de tenir compte de la
distinction précitée entre la proclamation de sa religion et la
tentative de convaincre autrui de la légèreté de ses propres
croyances.  Il reste que l'histoire récente nous enseigne que si
l'atmosphère politique ou religieuse d'un pays change, la
jurisprudence des juridictions même les plus élevées peut changer
elle aussi.  Cette jurisprudence ne saurait donc fournir contre
l'arbitraire les garanties que le texte de loi ne donne pas.

6.     Comme la Cour le relève à bon escient, l'article 7
par. 1 (art. 7-1) consacre aussi le principe d'une interprétation
restrictive de la loi pénale.  Ce principe remplit le rôle d'une
garantie secondaire contre l'arbitraire.  En conséquence, plus
le texte de la disposition pertinente est large et flou, plus
cette garantie secondaire revêt d'importance.  Plus le contrôle
des organes de la Convention est lui aussi important.

       Comme la Commission ne cesse de le dire, l'article 7
par. 1 (art. 7-1) habilite ces organes à vérifier que, au vu des
faits, les tribunaux nationaux pouvaient raisonnablement
prononcer une condamnation en vertu de la disposition du droit
interne applicable: les organes de la Convention doivent
s'assurer que non seulement la condamnation avait pour base une
disposition de droit pénal préexistante (et suffisamment
précise), mais encore qu'elle se conciliait avec le principe de
l'interprétation restrictive de la législation pénale.  Plus ils
doutent que la disposition appliquée réponde à cette exigence de
précision, plus leur contrôle de son application doit être
strict.

7.     En l'espèce, comme la Cour le relève, le requérant s'en
prend à ce qui fut selon lui une application fausse à son égard
de l'article 4 de la loi n° 1363/1938.  L'une des questions en
litige consistait à savoir si les faits établis contre lui
justifiaient une condamnation en vertu de cet article (voir aussi
le paragraphe 60 du rapport de la Commission).  Certes, cette
question a été essentiellement examinée à propos de l'article 9
(art. 9), mais la Cour étant maîtresse de la qualification à
donner aux faits dont elle se trouve saisie, il lui est loisible
de considérer de près si les tribunaux grecs ont effectivement
respecté le principe de l'interprétation restrictive de la
législation pénale.

8.     Je dirai d'emblée qu'après avoir examiné (en traduction)
le texte intégral des décisions des tribunaux grecs produits par
les parties, je suis parvenu à la conclusion que la question
appelle une réponse négative.

       Ma conclusion se fonde essentiellement sur trois motifs
que je vais développer.  Je tiens toutefois à relever au
préalable un élément parlant, mais étranger au présent contexte,
du dossier: bien que le requérant et sa femme n'aient cessé de
contester la version des faits donnée par Mme Kyriakaki, la
condamnation du premier s'appuie d'abord et sans plus sur cette
version et repose en conséquence à toutes fins utiles sur les
déclarations d'un seul et unique témoin.

9.     Le premier motif est le suivant.

       L'article 4 de la loi n° 1363/1938 exige qu'il y ait
intention de convertir l'interlocuteur aux croyances de la
personne qui se livre au prosélytisme (ce qu'implique le mot de
"prosélytisme") ou du moins d'affaiblir celles de l'individu
auquel elle s'adresse.  Or le requérant nie avoir eu cette
intention.  Selon lui, il avait pour seul dessein de "témoigner",
c'est-à-dire de proclamer les Ecritures telles que les comprend
sa secte.  Il existe, à l'évidence, une différence fondamentale
et en l'occurrence déterminante entre, d'une part, le fait de
porter à la connaissance de quelqu'un une opinion ou une croyance
et, de l'autre, la tentative de le convaincre de la véracité de
celle-ci.  Les tribunaux grecs l'ont simplement négligée; ils ne
se sont même pas souciés de dire sur quelles preuves ils
asseyaient leur opinion - qu'implique nécessairement leur constat
que le requérant était coupable de "prosélytisme" - que
l'intéressé entendait convaincre Mme Kyriakaki de la justesse de
ses croyances à lui et de la fausseté des siennes à elle.

       Force est d'en conclure que la condamnation du requérant
s'appuyait sur l'idée que le simple fait de proclamer des
croyances religieuses différentes de celles de son interlocuteur
implique l'intention de convertir celui-ci, au sens de
l'article 4.  Or, c'est manifestement incompatible avec le
principe de l'interprétation restrictive de la législation
pénale.

10.    Mon deuxième motif a trait à un point voisin.  Leurs
décisions révèlent que les juridictions grecques n'avaient qu'une
notion des plus vague de ce que le requérant avait exactement dit
à Mme Kyriakaki.

       A partir de ce que Mme Kyriakaki et son mari - qui
écoutait aux portes - ont déclaré aux juges de première instance,
on peut supposer que le requérant a d'une certaine manière
mentionné l'approche du royaume des cieux.  En appel, Mme
Kyriakaki n'a pu toutefois se souvenir si ce royaume avait été
mentionné et son mari ne donna alors aucune précision sur ce
qu'il avait surpris.  La référence à l'histoire du paradis est
tout aussi vague et Mme Kyriakaki a dit dans sa déposition
qu'"ils [lui avaient] parlé du Christ".

       On est donc amené à se demander comment les tribunaux
grecs ont pu conclure que le requérant avait (intentionnellement)
tenté de faire changer Mme Kyriakaki de croyance sans établir
- pour le moins - ce qu'il lui avait effectivement dit et que ses
propos ne se conciliaient pas avec ce qu'elle croyait.

       Ici encore, j'estime qu'en comparant les faits avec le
texte de l'article 4, on peut seulement conclure que la
condamnation du requérant est incompatible avec le principe de
l'interprétation restrictive de la loi pénale.

11.    Mon troisième et dernier motif rejoint la critique des
deux dissidents anonymes des tribunaux grecs: la seule preuve que
le requérant ait (intentionnellement) tiré avantage de
"l'inexpérience, de la faiblesse intellectuelle ou de la naïveté"
de Mme Kyriakaki (selon les termes de la cour d'appel de Crète)
consiste dans le témoignage de l'intéressée, qui affirme n'avoir
pas pleinement compris tout ce que le requérant lui avait lu et
dit.  En appel, elle a même déclaré: "Ils m'ont parlé de choses
que je ne comprenais pas très bien."

       Cela a suffi aux tribunaux grecs pour décider que le
requérant avait (intentionnellement) "abusé" de "l'inexpérience
[de Mme Kyriakaki] en matière de dogme" et "exploité" "sa
faiblesse intellectuelle" (selon les termes de la Cour suprême).
On ne peut qu'en déduire que la condamnation du requérant
s'appuyait sur l'idée que le simple fait de proclamer sa foi à
une personne d'une autre confession, dont l'expérience en matière
religieuse ou les capacités mentales sont inférieures à celles
de l'orateur, rend celui-ci coupable au regard de l'article 4.
Force est de conclure ici encore que la manière dont les
tribunaux grecs ont appliqué l'article 4 se heurtait au principe
de l'interprétation restrictive de la loi pénale.

12.    Ma conclusion est que l'article 4 de la loi n° 1363/1938
est en soi incompatible avec l'article 7 par. 1 (art. 7-1) de la
Convention et que son application en l'espèce s'analyse en une
violation supplémentaire de cet article.

Y A-T-IL EU VIOLATION DE L'ARTICLE 9 (art. 9)?

13.    L'arrêt de la Cour n'aborde qu'accessoirement la question
qui, à mon sens, est la question clé en l'espèce: l'article 9
(art. 9) autorise-t-il les Etats membres à ériger en infraction
pénale la tentative d'inciter quelqu'un à changer de religion?
Il ressort clairement, toutefois, des paragraphes 40-42 et 46 que
la Cour répond par l'affirmative.  Ma réponse est négative.

14.    Le principe fondamental en matière de droits de l'homme
est le respect de la dignité et de la liberté de l'homme.  Les
libertés de pensée, de conscience et de religion consacrées par
l'article 9 par. 1 (art. 9-1) sont essentielles à cette dignité
et cette liberté.  Elles sont donc absolues.  La Convention ne
laisse aucune place à quelque ingérence que ce soit de la part
de l'Etat.

       Ces libertés absolues renferment explicitement la liberté
de changer de religion et de croyance.  Que quelqu'un envisage
ou non de changer de religion ne regarde pas l'Etat et, en
conséquence, que quelqu'un tente d'inciter autrui à changer de
religion ne devrait en principe pas le regarder non plus.

15.    De bonnes raisons militaient pour que l'article 9
(art. 9) précisât que la liberté de religion englobe celle
d'enseigner sa religion: de nombreuses confessions rangent
l'enseignement de sa religion parmi les principaux devoirs de
leurs adeptes.  Assurément, cet enseignement peut se muer
graduellement en prosélytisme.  Certes, en outre, celui-ci peut
engendrer un "conflit" entre deux sujets du droit à la liberté
de religion: il oppose les droits des personnes dont la foi
encourage ou exige pareille activité à ceux des personnes cibles
à défendre leurs propres croyances.

       En principe, l'Etat n'a toutefois pas compétence pour
intervenir dans ce "conflit" entre la personne qui se livre au
prosélytisme et son interlocuteur.  En premier lieu, parce que
- le respect de la dignité et de la liberté humaines impliquant
pour l'Etat le devoir d'admettre qu'en règle générale toute
personne est capable de choisir son sort de la manière qu'elle
juge la meilleure - rien ne justifie que l'Etat use de son
pouvoir "de protéger" l'interlocuteur de la personne se livrant
au prosélytisme (il peut en aller autrement dans des situations
très singulières où l'Etat a une obligation spéciale de
surveillance, mais elles sont étrangères au présent litige).  En
second lieu, parce que même l'argument de l'ordre public ne
saurait justifier l'exercice d'un pouvoir étatique coercitif dans
un domaine où la tolérance commande "qu'une libre discussion et
un libre débat" soient déterminants.  En troisième lieu enfin,
parce qu'au regard de la Convention, toutes les religions et
croyances doivent, du point de vue de l'Etat, être placées sur
un pied d'égalité.

       Cela vaut également pour un Etat où, comme en l'espèce,
une religion particulière a une position dominante: comme
l'historique de l'article 9 (art. 9) le confirme (voir, par
exemple, La Convention européenne des Droits de l'Homme,
de J. Velu et R. Ergec, Bruylant, 1990, p. 581, par. 708), le
fait qu'une religion occupe une position particulière en droit
national ne joue pas sur l'obligation de l'Etat au titre de cet
article (art. 9).

       Autoriser les Etats à s'immiscer dans le "conflit"
qu'implique le prosélytisme en faisant de celui-ci une infraction
pénale non seulement irait à l'encontre de la stricte neutralité
que l'Etat est tenu d'observer en la matière, mais créerait
encore un risque de discrimination lorsqu'il existe une religion
dominante.  Le dossier dont la Cour était saisie l'illustre de
manière éclatante.

16.    A ce propos, la Cour donne à entendre que certaines
formes de prosélytisme sont "de bon aloi" et d'autres "de mauvais
aloi", devant donc être pénalisées (par. 48).

       Certes, il peut y avoir abus de la liberté de
prosélytisme, mais la question décisive consiste à savoir si cela
justifie de promulguer une disposition répressive punissant de
manière générale ce que l'Etat considère comme du prosélytisme
"de mauvais aloi".  Deux raisons au moins militent pour une
réponse négative.  D'abord, l'Etat étant tenu à une stricte
neutralité en matière religieuse, il n'a pas la pierre de touche
nécessaire et ne doit donc pas s'ériger en arbitre pour juger si
tel ou tel comportement religieux est de "bon" ou de "mauvais
aloi".  On ne peut remédier à l'absence de pareille pierre de
touche (comme la Cour tente de le faire) en se servant d'un
critère presque neutre: se demander si le prosélytisme en cause
est "incompatible avec le respect de la liberté de pensée, de
conscience et de religion d'autrui".  En effet, cette absence
même implique que rien n'autorise l'Etat à accorder plus de
valeur à la liberté de ne pas être l'objet de prosélytisme qu'au
droit d'en être l'auteur et, par voie de conséquence, à
introduire une disposition pénale protégeant la première personne
aux dépens de la dernière.  En second lieu, compte tenu de la
vague montante d'intolérance religieuse, il est impératif de
circonscrire le plus rigoureusement possible les pouvoirs de
l'Etat en la matière.  Or la Cour aboutit au résultat inverse en
cherchant à fixer de telles limites au moyen d'une notion aussi
vague que celle de "prosélytisme de mauvais aloi" dont elle ne
s'efforce pas même de donner une définition.

17.    Devrait-on juger autrement lorsque le prosélytisme se
combine de "coercition"?  Je ne le pense pas.

       Dans le présent contexte, la coercition ne s'entend pas
de la conversion par coercition, parce que les gens véritablement
croyants ne changent pas de religion sous les pressions; nous
songeons à la coercition destinée à inciter quelqu'un à embrasser
une confession et sa contrepartie, la coercition exercée pour
empêcher une personne d'abandonner une confession.  Même dans les
cas de "coercition à des fins religieuses", c'est en principe aux
intéressés qu'il appartient de se défendre.  Partant, s'il doit
y avoir recours légal, ce doit être un recours de droit civil.
La stricte neutralité que l'Etat est tenu d'observer en matière
religieuse exclut une ingérence dans ce conflit par la voie du
droit pénal.  A moins, bien entendu, que la coercition, son
objectif mis à part, ne constitue une infraction, tels des coups
et blessures.  L'Etat peut alors, certes, poursuivre sur la base
de la disposition de droit pénal (ordinaire) applicable et un
moyen de défense tiré de la liberté de prosélytisme peut à juste
titre être rejeté s'il y a manifestement abus.  Rien en revanche
ne justifie d'ériger en infraction pénale la coercition dans le
domaine religieux en soi.

18.    Rien ne justifie-t-il pas même d'ériger en infraction
pénale le prosélytisme pratiqué au moyen de formes graves de
coercition intellectuelle?  Ne peut-on trouver pareille
justification dans les méthodes de conversion employées par
certaines des nombreuses nouvelles sectes qui, au cours des
dernières décennies, ont mis au jour des méthodes que l'on
assimile souvent au lavage de cerveau?  L'Etat ne devrait-il pas
avoir le droit de protéger ses citoyens - et en particulier ses
mineurs - contre de telles méthodes?

       Même si l'usage de pareilles méthodes contestables de
prosélytisme avait été établi, j'hésiterais assez à répondre par
l'affirmative, puisqu'il est à l'évidence difficile d'établir
quand des moyens intellectuels de conversion franchissent la
ligne de démarcation entre un enseignement insistant et intensif,
qu'il faut autoriser, et une coercition intellectuelle voisine
du lavage de cerveau.  Je n'ai pourtant pas la conviction que
l'existence de pareilles méthodes offensives soit avérée.  En
1984, l'auteur d'une étude sur ces nouvelles sectes, effectuée
à la demande du Parlement néerlandais, conclut après des
recherches approfondies qu'en ce qui concerne les Pays-Bas, on
ne dispose d'aucune preuve en ce sens.  L'auteur souligne que
partout les nouvelles sectes provoquent des réactions violentes,
y compris des allégations persistantes sur de telles méthodes,
mais que les gouvernements ont jusqu'ici refusé de prendre des
mesures.

       J'ajouterai qu'il existe sans doute des méthodes de
coercition intellectuelle proches du lavage de cerveau que l'on
pourrait valablement faire relever de l'article 3 (art. 3) de la
Convention et donc proscrire en érigeant leur exercice en
infraction selon le droit pénal ordinaire.  Dans le présent
contexte aussi, je souligne pourtant que rien ne justifie
d'introduire une disposition légale particulière pour les cas où
de pareilles méthodes sont employées à des fins de prosélytisme.

19.    En résumé: même si la thèse du Gouvernement selon
laquelle l'article 4 de la loi n° 1363/1938 entend empêcher les
conversions par coercition était compatible avec le libellé de
cette disposition - ce qu'il n'est pas - cette justification
tomberait.

20.    Par ces motifs, j'estime que la Grèce qui, à ma
connaissance, est le seul Etat membre ayant érigé en infraction
pénale le prosélytisme en soi, a par là même enfreint
l'article 9 (art. 9) de la Convention.

 OPINION DISSIDENTE COMMUNE A MM. LES JUGES FOIGHEL ET LOIZOU

                         (Traduction)

       Nous regrettons de ne pouvoir souscrire à l'opinion de la
majorité de la Cour, puisque nous nous plaçons dans une
perspective différente en ce qui concerne les questions soulevées
en l'espèce.  L'article 9 par. 1 (art. 9-1) garantit à toute
personne le droit à la liberté de pensée, de conscience et de
religion; ce droit implique la liberté de manifester sa religion
ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public
ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et
l'accomplissement des rites.  Il s'agit ici de la liberté
d'enseigner sa propre religion.

       La disposition légale grecque pertinente qui érige le
prosélytisme en infraction pénale est ainsi libellée:

         "Par prosélytisme, il faut entendre, notamment, toute
       tentative directe ou indirecte de pénétrer dans la
       conscience religieuse d'une personne de confession
       différente (heterodoxos) dans le but d'en modifier le
       contenu, soit par toute sorte de prestation ou promesse
       de prestation ou de secours moral ou matériel, soit par
       des moyens frauduleux, soit en abusant de son
       inexpérience ou de sa confiance, soit en profitant de son
       besoin, sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté."

       Cette définition de l'infraction de "prosélytisme" ne
saurait, à notre sens, s'analyser en une violation de l'article 9
par. 1 (art. 9-1).  C'est seulement lorsque le prosélytisme revêt
une forme indiscrète, s'opposant à l'enseignement sincère, franc
et direct d'une religion, qu'il constitue une infraction pénale.

       Le terme d'"enseignement" implique franchise et probité,
et exclut le recours à des moyens détournés ou irréguliers, ou
à de faux prétextes, comme ceux utilisés en l'espèce pour pouvoir
pénétrer au domicile de quelqu'un et, une fois introduit, en
abusant de la courtoisie et de l'hospitalité témoignées, tirer
avantage de l'ignorance ou de l'inexpérience en matière de dogme
d'une personne n'ayant pas de formation dans ce domaine, et
chercher à l'amener à changer de religion.

       Il en est d'autant plus ainsi que le terme "enseignement"
doit s'interpréter dans le contexte de l'article tout entier
(art. 9) et en combinaison avec les limitations prévues au
paragraphe 2 (art. 9-2), en particulier celles de la protection
des droits et libertés d'autrui, qui englobe sans aucun doute,
pour ceux qui enseignent leur religion, le devoir de respecter
celle d'autrui.  La tolérance religieuse implique le respect des
croyances religieuses des autres.

       On ne peut passer pour témoigner du respect pour les
droits et libertés d'autrui si l'on utilise des moyens destinés
à le prendre au piège et à dominer son esprit de manière à le
convertir.  C'est inadmissible dans les sociétés civilisées de
nos Etats contractants.  Les efforts persistants de certains
fanatiques pour convertir d'autres personnes à leurs croyances
en se servant sur elles de techniques psychologiques
inacceptables, qui s'analysent en coercition, ne sauraient à nos
yeux cadrer avec le sens habituel du terme "enseignement"
figurant au paragraphe 1 de cet article (art. 9-1).

       Pour les raisons précitées, nous estimons qu'il n'y a pas
eu violation de l'article 9 (art. 9) en l'espèce.