Hudoc reference | - | REF00000658 |
Document type | - | Arrêt (Au principal et Art. 50) |
Title | - | AFFAIRE MANOUSSAKIS ET AUTRES c. GRÈCE |
Application
number |
- | 00018748/91 |
Date | - | 26/09/1996 |
Respondent | - | Greece |
Conclusion | - | Exception préliminaire rejetée (non-épuisement) ; Violation de l'Art. 9 ; Préjudice moral - constat de violation suffisant ; Remboursement frais et dépens - procédure nationale ; Remboursement frais et dépens - procédure de la Convention |
Published in | - | Recueil 1996-IV |
Keywords | - | Epuisement des voies de recours internes ; Liberté de religion ; Manifester sa religion ou sa conviction ; Culte ; Accomplissement des rites ; Ingérence ; Prévue par la loi ; Nécessaire dans une société démocratique ; Protection de l'ordre public ; Satisfaction équitable ; Préjudice moral ; Frais et dépens ; Intérêts moratoires |
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
La Cour européenne
des Droits de l'Homme, constituée,
conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention
de sauvegarde
des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la
Convention")
et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une
chambre
composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Bernhardt, président,
R. Macdonald,
N. Valticos,
S.K. Martens,
A.N. Loizou,
Sir John Freeland,
MM. L. Wildhaber,
D. Gotchev,
P. Kuris,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier
adjoint,
Après en avoir
délibéré en chambre du conseil les 23 mai et
29 août 1996,
Rend l'arrêt que
voici, adopté à cette dernière date:
_______________
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 59/1995/565/651. Les deux
premiers chiffres
en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux
derniers la
place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et
sur
celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires
déférées à la Cour
avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er
octobre 1994) et,
depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés
par
ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré
en vigueur le
1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis
lors.
_______________
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée
à la Cour par la Commission européenne
des Droits de l'Homme ("la Commission") le 5 juillet 1995, dans
le
délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et
47 de la
Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve
une requête
(n° 18748/91) dirigée contre la République hellénique
et dont
quatre ressortissants de cet Etat, MM. Titos Manoussakis,
Constantinos Makridakis, Kyriakos Baxevanis et Vassilios Hadjakis,
avaient saisi la Commission le 7 août 1991 en vertu de l'article
25
(art. 25).
La demande de la Commission
renvoie aux articles 44 et 48
(art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration grecque
reconnaissant la
juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46).
Elle a pour
objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les
faits de la
cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur
aux exigences de
l'article 9 de la Convention (art. 9).
2. En réponse à l'invitation
prévue à l'article 33 par. 3 d) du
règlement A, les requérants ont exprimé le
désir de participer à
l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. La chambre à constituer
comprenait de plein droit
M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article
43 de la
Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président
de la Cour
(article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 13 juillet
1995, le
président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort
le nom des
sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, R. Macdonald,
S.K. Martens,
A.N. Loizou, F. Bigi, L. Wildhaber et D. Gotchev, en présence
du
greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du
règlement A) (art. 43). Ultérieurement, Sir
John Freeland et
M. P. Kuris, suppléants, ont remplacé respectivement
M. Bigi, décédé,
et M. Walsh, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par.
1 du règlement A).
4. En sa qualité de président
de la chambre (article 21 par. 6 du
règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire
du greffier,
l'agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), les avocats des
requérants et le délégué de la Commission
au sujet de l'organisation
de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Le mémoire
du Gouvernement
est parvenu au greffe le 13 mars 1996, celui des requérants
le 14. Le
15 avril, le secrétaire de la Commission a indiqué
que le délégué
n'entendait pas formuler d'observations écrites.
5. Ainsi qu'en avait décidé
le président, les débats se sont
déroulés en public le 20 mai 1996, au Palais des
Droits de l'Homme à
Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion
préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. L. Papidas, président
du Conseil juridique
de l'Etat,
agent,
A. Marinos, vice-président
du Conseil d'Etat,
P. Kamarineas, conseiller
auprès
du Conseil juridique de l'Etat,
V. Kondolaimos, assesseur
auprès
du Conseil juridique de l'Etat
conseils;
- pour la Commission
M. C.L. Rozakis, délégué;
- pour les requérants
Mes A. Garay, avocat à la cour d'appel de Paris,
P. Vegleris, avocat honoraire et
professeur
honoraire à
l'université d'Athènes,
P. Bitsaxis, avocat au barreau d'Athènes,
conseils.
La Cour a entendu en
leurs déclarations M. Rozakis,
Me Vegleris, Me Garay, Me Bitsaxis, M. Marinos et M. Kamarineas,
ainsi
qu'en leurs réponses à sa question et à celle
d'un juge.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. La genèse de l'affaire
6. Les requérants sont tous
témoins de Jéhovah et domiciliés en
Crète.
7. Le 30 mars 1983, M. Manoussakis
loua, par contrat sous seing
privé, une salle de 88 m2 dans un immeuble sis dans la commune
de Ghazi
à Héraklion (Crète). Le contrat stipulait
que la salle serait utilisée
"pour toute sorte de réunions, mariages, etc., de chrétiens
témoins de
Jéhovah".
8. Le 2 juin 1983, il déposa
auprès de l'hôtel de police
d'Héraklion une plainte contre X car la veille des inconnus
avaient
cassé les vitres de cette salle. Le 26 septembre 1983,
il déposa une
nouvelle plainte pour un fait analogue survenu le 23 septembre.
9. Par une requête du 28 juin
1983 adressée au ministre de
l'Education nationale et des Cultes, les requérants sollicitèrent
une
autorisation pour utiliser cette salle comme maison de prière.
Le même
jour, ils se rendirent auprès du président de la
commune de Ghazi pour
lui demander de certifier leurs signatures apposées sur
la requête.
Toutefois, ce dernier refusa de le faire au motif que les intéressés
n'habitaient pas sa commune et qu'ils avaient évité
de lui montrer le
document sur lequel figuraient leurs signatures. Après
l'intervention
du préfet d'Héraklion, du ministre adjoint de l'Intérieur
et du
président du Parlement grec, le président de la commune
revint sur son
refus et accepta de certifier les signatures sur une nouvelle demande
déposée le 18 octobre 1983.
10. Le 30 juillet 1983, l'église
paroissiale orthodoxe de Ghazi
avertissait les autorités de police d'Héraklion du
fonctionnement sans
autorisation d'une maison de prière de témoins de
Jéhovah et des
démarches des requérants auprès du ministre;
elle les invitait à
effectuer un contrôle sur place, à sanctionner les
responsables et
surtout à interdire toute réunion jusqu'à
ce que le ministre ait
accordé son autorisation.
11. A cinq reprises, à savoir le
25 novembre 1983 et les
17 février, 17 avril, 17 juin, 16 août et 10 décembre
1984, le
ministère de l'Education nationale et des Cultes écrivit
aux intéressés
pour les informer qu'il n'était pas encore en mesure de
prendre une
décision car il n'avait pas reçu des autres services
compétents toutes
les informations nécessaires à cette fin.
12. Le 3 mars 1986, le parquet d'Héraklion
entama des poursuites
contre les requérants, sur le fondement de l'article 1 de
la
loi (anagastikos nomos) n° 1363/1938, modifiée par la
loi n° 1672/1939
(paragraphe 21 ci-dessous). En particulier, il leur reprochait
d'avoir
"créé et desservi une maison de prière pour
des réunions et des
cérémonies religieuses des adeptes d'une autre confession
et notamment
de celle des témoins de Jéhovah sans l'autorisation
de l'autorité
ecclésiastique reconnue et du ministre de l'Education nationale
et des
Cultes, autorisation exigée pour la construction et la desserte
d'un
temple de tout dogme".
B. La procédure devant le tribunal
correctionnel de
première instance
d'Héraklion
13. Le 6 octobre 1987, le tribunal correctionnel
de
première instance d'Héraklion formé d'un juge
unique
(Monomeles Plimmeliodikeio) acquitta les requérants au motif
que "la
réunion des adeptes de tout dogme, en l'absence d'actes
de
prosélytisme, est libre même lorsqu'elle a lieu sans
autorisation".
C. La procédure devant le tribunal
correctionnel d'Héraklion
siégeant en appel
14. Estimant que le tribunal correctionnel
avait mal apprécié les
éléments de fait, le parquet d'Héraklion interjeta
appel du jugement
du 6 octobre 1987.
15. Le 15 février 1990, le tribunal
correctionnel d'Héraklion,
siégeant en appel et formé de trois juges (Trimeles
Plimmeliodikeio),
condamna chacun des inculpés à trois mois d'emprisonnement,
convertibles en 400 drachmes par jour de détention, et à
20 000 drachmes d'amende. Il releva notamment:
"(...) les
accusés avaient transformé la salle qu'ils
avaient louée
en maison de prière, c'est-à-dire en un temple
de petite taille destiné
à servir comme lieu d'adoration de
Dieu pour un cercle
restreint d'hommes, par opposition à un
édifice public
consacré au culte de Dieu par tous les hommes
sans distinction.
Ainsi, ils ont créé ce lieu le
30 juillet 1983 et l'ont
rendu accessible (...) à d'autres,
notamment à leurs
coreligionnaires témoins de Jéhovah de la
région (cercle
restreint d'hommes), sans l'autorisation de
l'autorité ecclésiastique
reconnue et du ministère de
l'Education nationale
et des Cultes. Dans ce lieu, ils
s'adonnaient au culte
de Dieu par des actes de prière et
d'adoration (prédication,
lecture de l'Ecriture sainte,
louanges et prières)
et ne se limitaient pas à de simples
réunions de disciples
et à la lecture de l'Evangile (...)"
D. La procédure devant la Cour de cassation
16. Le 5 mars 1990, les requérants
se pourvurent en cassation; ils
soutenaient, entre autres, que les dispositions de l'article 1
de la
loi n° 1363/1938, en particulier l'obligation de solliciter
une
autorisation pour pouvoir créer une maison de prière,
étaient
contraires aux articles 11 et 13 de la Constitution grecque ainsi
qu'aux articles 9 et 11 de la Convention européenne (art.
9, art. 11).
17. Par un arrêt du 19 mars 1991,
la Cour de cassation rejeta le
pourvoi en se fondant sur les motifs suivants:
"Les dispositions
de l'article 1 de la loi n° 1363/1938 et
du décret royal
des 20 mai/2 juin 1939 adopté en exécution de
cette loi ne sont contraires
ni à l'article 11 ni à
l'article 13 de la Constitution
de 1975, car le droit à la
liberté de la
conscience religieuse n'est pas sans limites
mais peut être
soumis à un contrôle. En effet, l'exercice de
ce droit est soumis
à certaines conditions prévues par la
Constitution et par
la loi: ainsi faut-il qu'il s'agisse d'une
religion connue et non
d'une religion occulte; il faut
qu'aucune atteinte ne
soit portée à l'ordre public et à la
morale; il faut encore
qu'il n'y ait pas d'actes de
prosélytisme,
qui sont expressément prohibés par les deuxième
et troisième
phrases du paragraphe 2 de l'article 13 de la
Constitution.
Par ailleurs, ces dispositions sont conformes
à la Convention
de sauvegarde des Droits de l'Homme et des
Libertés fondamentales
(...) dont l'article 9 (art. 9)
consacre la liberté
religieuse mais qui autorise par son
paragraphe 2 (art. 9-2)
que des restrictions, prévues par la
loi, soient imposées
lorsqu'elles sont nécessaires dans une
société
démocratique à la sûreté publique, à
la défense de
l'ordre public, à
la protection de la santé ou de la morale ou
pour la protection des
droits d'autrui.
Les dispositions
susmentionnées (...) chargeant le
ministre de l'Education
nationale et des Cultes - qui exerce
sa tutelle sur toutes
les confessions et les dogmes - de
procéder à
une enquête pour contrôler si les conditions
susmentionnées
sont réunies, ne sont pas contraires à la
Constitution de 1975
ni à l'article 9 de la Convention
(art. 9) (...), qui
n'interdisent aucunement une telle
enquête; d'ailleurs
celle-ci n'a pour objectif que la
constatation des conditions
légales pour l'octroi de
l'autorisation sollicitée;
en effet, si ces conditions sont
réunies le ministre
est tenu d'accorder l'autorisation pour la
création d'une
maison de prière."
18. Selon l'opinion dissidente d'un de ses
membres, la
Cour de cassation aurait dû censurer l'arrêt attaqué,
en ce qu'aucun
acte punissable ne pouvait être retenu à l'encontre
des intéressés,
l'article 1 de la loi étant contraire à l'article
13 de la
Constitution de 1975.
19. Le 20 septembre 1993, la police d'Héraklion
apposa des scellés
sur la porte d'entrée de la salle louée par les requérants.
II. Le droit interne pertinent
A. La Constitution
20. Les articles pertinents de la Constitution
de 1975 se lisent
ainsi:
Article 3
"1.
La religion dominante en Grèce est celle de
l'Eglise orthodoxe orientale
du Christ. L'Eglise orthodoxe de
Grèce, reconnaissant
pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ,
est indissolublement
unie, quant au dogme, à la Grande Eglise
de Constantinople et
à toute autre Eglise chrétienne de la
même foi (homodoxi),
observant immuablement, comme les autres
Eglises, les saints
canons apostoliques et synodiques ainsi
que les saintes traditions.
Elle est autocéphale et
administrée par
le Saint-Synode, composé de tous les évêques
en fonctions, et par
le Saint-Synode permanent qui, dérivant
de celui-ci, est constitué
comme il est prescrit par la
Charte statutaire de
l'Eglise et conformément aux dispositions
du Tome patriarcal du
29 juin 1850 et de l'Acte synodique du
4 septembre 1928.
2.
Le régime ecclésiastique établi dans certaines régions
de l'Etat n'est pas
contraire aux dispositions du paragraphe
précédent.
3.
Le texte des Saintes Ecritures est inaltérable. Sa
traduction officielle
en une autre forme de langage, sans le
consentement préalable
de l'Eglise autocéphale de Grèce et de
la Grande Eglise du
Christ à Constantinople, est interdite."
Article 13
"1.
La liberté de la conscience religieuse est inviolable.
La jouissance des droits
individuels et politiques ne dépend
pas des croyances religieuses
de chacun.
2.
Toute religion connue est libre; les pratiques de son
culte s'exercent sans
entrave sous la protection des lois.
L'exercice du culte
ne peut pas porter atteinte à l'ordre
public ou aux bonnes
moeurs. Le prosélytisme est interdit.
3.
Les ministres de toutes les religions connues sont
soumis à la même
surveillance de la part de l'Etat et aux
mêmes obligations
envers lui que ceux de la religion
dominante.
4.
Nul ne peut être dispensé de l'accomplissement de ses
devoirs envers l'Etat,
ou refuser de se conformer aux lois, en
raison de ses convictions
religieuses.
5.
Aucun serment ne peut être imposé qu'en vertu d'une loi
qui en détermine
aussi la formule."
B. La loi n° 1363/1938
21. L'article 1 de la loi n° 1363/1938
(modifiée par la
loi n° 1672/1939) dispose:
"L'érection ou la desserte de temples de quelque
confession que ce soit
est soumise à l'autorisation de
l'autorité ecclésiastique
reconnue et du ministère de
l'Education nationale
et des Cultes, à accorder selon les
modalités précisées
dans le décret royal qui sera adopté sur
proposition du ministre
de l'Education nationale et des
Cultes.
A partir de la publication du décret royal cité à
l'alinéa
précédent,
les temples ou autres maisons de prière qui seront
érigés
ou desservis sans que les dispositions dudit décret
soient respectées
(...) seront fermés et placés sous scellés
par les autorités
de police et leur fonctionnement sera
interdit; ceux qui les
ont érigés ou desservis seront punis
d'une amende jusqu'à
50 000 drachmes et d'une peine
d'emprisonnement de
deux à six mois, non convertible en
sanction pécuniaire.
(...)
Le terme "temple" au sens de la présente loi (...)
comprend toute sorte
d'édifice public consacré au culte d'une
divinité (paroissial
ou non, chapelles et autels)."
22. La Cour de cassation a jugé que
les termes "maison de prière"
au sens de ces dispositions signifient "un temple d'une taille
relativement petite, établi dans un immeuble privé
et destiné à
fonctionner comme lieu de culte de Dieu pour un cercle restreint
d'hommes, par opposition à un édifice public consacré
au culte de Dieu
par tous les hommes sans distinction. Par desserte d'un temple
ou
d'une maison de prière on entend, selon ces mêmes
dispositions, le
comportement humain par lequel le temple ou la maison de prière
se rend
accessible aux autres pour le culte de Dieu" (arrêt n°
1107/1985,
Poinika Khronika, vol. 56, 1986).
C. Le décret royal des 20 mai/2 juin 1939
23. L'article 1 par. 3 du décret
royal des 20 mai/2 juin 1939
prévoit qu'il appartient au ministre de l'Education nationale
et des
Cultes de vérifier l'existence "des raisons essentielles"
justifiant
l'octroi de l'autorisation d'ériger ou de desservir une
maison de
prière. A cette fin, les intéressés
doivent formuler, par
l'intermédiaire de leur ministre du culte, une demande sur
laquelle
figurent leurs adresses et leurs signatures certifiées par
le maire ou
le président de la commune de leur lieu de résidence.
Plus
particulièrement, l'article 1 dudit décret est ainsi
libellé:
"1.
Pour la délivrance d'une autorisation de construire ou
de desservir des temples
non soumis aux dispositions de la
législation sur
les temples et les prêtres de paroisses
appartenant à
l'Eglise orthodoxe de Grèce, telle qu'elle est
prévue par l'article
1 de la loi (réf. 1672/1939), sont
exigés:
a) Une demande
présentée par au moins cinquante familles,
plus ou moins du même
voisinage et vivant dans une région
située à
une grande distance d'un temple de la même
confession, étant
supposé que l'accomplissement de leurs
obligations religieuses
est rendu difficile par la distance
les séparant
du temple existant. La limitation à cinquante du
nombre de familles ne
s'applique pas aux faubourgs ou aux
villages.
b) La demande
est adressée aux autorités ecclésiastiques
locales et doit être
signée par les chefs de famille, qui
indiquent leurs adresses
respectives. L'authenticité de leurs
signatures est certifiée
par le bureau de police local qui,
après une enquête
sur le terrain, atteste de la réunion des
conditions mentionnées
dans le sous-paragraphe précédent
(...).
c) Un avis
motivé sur la demande émis par la police locale.
Ensuite, elle la transmet,
avec son avis, au ministère de
l'Education nationale
et des Cultes qui peut accepter ou
rejeter la demande s'il
estime que la construction ou
l'utilisation d'un nouveau
temple ne se justifie pas ou que
les dispositions du
présent décret n'ont pas été observées.
2. (...)
3. En ce qui concerne
la délivrance d'une autorisation de
construire ou de desservir
une maison de prière, les
dispositions du paragraphe
1 a) et b) du présent décret ne
s'appliquent pas; il
appartient au
ministre de l'Education
nationale et des Cultes, d'apprécier
l'existence des raisons
essentielles justifiant la délivrance
d'une telle autorisation.
A cet égard, les intéressés
adressent au ministère
de l'Education nationale et des Cultes,
par l'intermédiaire
de leur ministre du culte, une demande
signée et certifiée
quant à l'authenticité de signatures par
le maire ou le président
de la commune. Les adresses des
intéressés
figurent aussi sur la demande.(...)"
D. La jurisprudence
24. Le Gouvernement a communiqué
à la Cour une série d'arrêts du
Conseil d'Etat concernant l'autorisation d'ériger ou de
desservir des
temples ou des maisons de prière.
Il ressort de ces arrêts
que le Conseil d'Etat a annulé à
plusieurs reprises des décisions du ministre de l'Education
nationale
et des Cultes par lesquelles celui-ci refusait une telle autorisation
au motif que les témoins de Jéhovah en général
se livraient au
prosélytisme (arrêt n° 2484/1980) ou que certains
de ceux qui avaient
sollicité une autorisation avaient fait l'objet de poursuites
pour
prosélytisme (arrêt n° 4260/1985); ou encore en
raison de la proximité
de la maison de prière avec une église orthodoxe
(4 km dans la même
ville) (arrêt n° 4636/1977) et du nombre limité
d'adeptes (8) sur le
total de la population de la commune (938) (arrêt n°
381/1980).
25. En outre, le Conseil d'Etat a jugé
que l'exigence de
certification des signatures par l'autorité municipale compétente
(décret royal des 20 mai/2 juin 1939 - paragraphe 23 ci-dessus)
ne
constitue pas une restriction du droit à la liberté
de religion garanti
par la Constitution grecque et la Convention européenne
(arrêt n° 4305/1986); en revanche, le non-respect de
celle-ci par les
intéressés justifie un refus d'autorisation (arrêt
n° 1211/1986).
Enfin, le silence du ministre de l'Education nationale et des Cultes
pendant plus de trois mois à partir du dépôt
d'une demande
d'autorisation constitue une omission de l'administration de se
prononcer conformément à la loi et équivaut
à une décision implicite
de rejet, laquelle se prête à un recours en annulation
(arrêt n° 3456/1985).
Quant à l'autorisation
du métropolite local, elle est exigée
seulement pour l'érection ou la desserte de temples et non
pour celles
de maisons de prière.
26. Dans son arrêt (n° 721/1969)
du 4 février 1969,
l'assemblée plénière du Conseil d'Etat a affirmé
que l'article 13 de
la Constitution n'exclut pas la vérification préalable
par
l'administration de la réunion des conditions requises par
cet article
pour la pratique d'un culte; toutefois, cette vérification
revêt
seulement un caractère déclaratoire. L'octroi
de l'autorisation est
obligatoire en cas de réunion de ces conditions, l'administration
ne
disposant pas d'un pouvoir discrétionnaire dans ce domaine.
L'accord
préalable du métropolite local pour l'érection
d'un temple
(paragraphe 25 ci-dessus) n'est pas un "acte administratif exécutoire"
mais "une action préparatoire de constat" de la part de
l'organe de la
religion dominante qui se trouve en contact avec les réalités
religieuses locales. Le pouvoir de décision appartient
au
ministre de l'Education nationale et des Cultes qui peut passer
outre
l'appréciation du métropolite s'il estime que celle-ci
n'est pas
légalement motivée.
Le Conseil d'Etat a ultérieurement
confirmé cette jurisprudence
en déclarant notamment que "l'autorisation" du métropolite
local est
un simple avis qui ne lie pas le ministre de l'Education nationale
et
des Cultes (arrêt n° 1444/1991 du 28 janvier 1991).
E. Le recours en annulation devant le Conseil d'Etat
27. Les articles 45, 46 et 50 du décret
présidentiel n° 18/1989
codifiant les dispositions légales relatives au Conseil
d'Etat, des
30 décembre/9 janvier 1989, régissent le recours
en annulation contre
les actes ou omissions de l'administration:
Article 45
Actes incriminés
"1.
Le recours en annulation pour excès de pouvoir ou
violation de la loi
est permis uniquement contre les actes
exécutoires des
autorités administratives et des personnes
morales de droit public
qui ne sont susceptibles de recours
devant aucune autre
juridiction.
(...)
4.
Dans les cas où la loi impose à une autorité de régler
une question déterminée
en édictant un acte exécutoire soumis
aux dispositions du
paragraphe 1, le recours en annulation est
recevable même
contre la carence de cette autorité pour
édicter un tel
acte.
L'autorité
est présumée refuser d'édicter ledit acte soit
lorsque le délai
spécial fixé le cas échéant par la loi arrive
à expiration
soit après l'écoulement d'un délai de trois mois
à partir du dépôt
de la requête auprès de l'administration qui
est tenue de délivrer
un accusé de réception (...) indiquant
le jour dudit dépôt.
Le recours en annulation exercé avant
les délais susmentionnés
est irrecevable.
Le
recours en annulation valablement introduit contre un
refus implicite [de
l'administration] vaut également recours
contre l'acte négatif
qui serait le cas échéant adopté
ultérieurement
par l'administration; toutefois, cet acte peut
aussi être attaqué
séparément.
(...)"
Article 46
Délai
"1.
Sauf disposition contraire, le recours en annulation
doit être exercé
dans un délai de soixante jours à compter du
lendemain de la date
de notification de l'acte attaqué ou de
la date de sa publication
(...), ou, autrement, à compter du
lendemain du jour où
le requérant a pris connaissance de
l'acte. Dans les
cas des paragraphes 2, 3 et 4 de
l'article 45 le délai
commence à courir après l'écoulement des
délais fixés
par ces dispositions.
(...)"
Article 50
Conséquences de la décision
"1. La décision
qui fait droit au recours en annulation
prononce l'annulation
de l'acte attaqué, ce qui entraîne sa
suppression légale
à l'égard de tous, qu'il s'agisse d'un acte
réglementaire
ou d'un acte individuel.
2. Le rejet
du recours n'exclut pas l'exercice d'un nouveau
recours contre le même
acte par une autre personne ayant
qualité pour
agir.
3. Dans les
cas de carence, lorsque le Conseil d'Etat
accueille le recours,
il renvoie l'affaire devant l'autorité
compétente pour
que celle-ci accomplisse ce qui devait
l'être."
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
28. Les requérants ont saisi la Commission
le 7 août 1991. Ils
alléguaient des violations des articles 3, 5, 6 combiné
avec
l'article 14, 8, 9, 10 et 11 de la Convention et 1 du Protocole
n° 1
(art. 3, art. 5, art. 14+6, art. 8, art. 9, art. 10, art. 11, P1-1).
29. Le 10 octobre 1994, la Commission a
retenu la requête
(n° 18748/91) quant au grief tiré de l'article 9 (art.
9), et l'a
déclarée irrecevable pour le surplus. Dans
son rapport du 25 mai 1995
(article 31) (art. 31), elle conclut à l'unanimité
qu'il y a eu
violation de cet article (art. 9). Le texte intégral
de son avis
figure en annexe au présent arrêt (1).
_______________
Note du greffier
1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans
l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions
1996-IV), mais
chacun peut se le procurer auprès du greffe.
_______________
CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR PAR LE GOUVERNEMENT
30. Dans son mémoire, le Gouvernement invite la Cour
"à
titre principal, à déclarer la requête irrecevable
pour
défaut d'épuisement
des voies de recours prévues par le droit
interne, lesquelles
sont parfaitement effectives, comme la
pratique l'a toujours
prouvé; à titre subsidiaire, à rejeter
la requête pour
défaut de fondement, dès lors que, ainsi qu'il
a été
établi, les dispositions de l'article 1 de la
loi n° 1363/1938
et du décret d'application de celle-ci se
concilient avec le droit
protégé par l'article 9 (art. 9) de
la Convention européenne
des Droits de l'Homme, eu égard au
paragraphe 2 de cet
article (art. 9-2) - in abstracto en
l'espèce -, et
que, de surcroît, la répression par la loi
(appliquée aux
requérants en l'espèce) des violations de ces
dispositions par des
sanctions douces est proportionnée aux
fins poursuivies dans
le cadre dudit paragraphe (art. 9-2)".
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
31. Le Gouvernement soutient en ordre principal
comme déjà devant
la Commission, que les requérants n'ont pas épuisé
les voies de recours
internes, faute à deux reprises d'avoir saisi - en vertu
des
articles 45 paras. 1 et 4 et 46 par. 1 du décret n°
18/1989
(paragraphe 27 ci-dessus) - le Conseil d'Etat du refus tacite du
ministre de l'Education nationale et des Cultes de leur accorder
l'autorisation sollicitée. Or le silence du ministre
équivaut, au bout
de trois mois, à une décision implicite de rejet
susceptible de recours
pour excès de pouvoir devant le Conseil d'Etat. Le
délai pour
introduire ce recours ainsi que le point de départ de celui-ci
sont
fixés avec précision par la loi et étaient
donc parfaitement connus des
intéressés. Si ces derniers avaient saisi le
Conseil d'Etat, ils
auraient certainement obtenu l'autorisation et aucun tribunal ne
les
aurait alors condamnés. Toutefois, ils auraient délibérément
omis de
le faire car leur but véritable était d'attaquer
devant les organes de
la Convention la législation nationale pertinente.
32. Les requérants allèguent
que même s'ils avaient exercé un
recours pour excès de pouvoir, la procédure concernant
l'établissement
de leur maison de prière n'aurait pas abouti.
33. La Cour note, en premier lieu, que dans
leur pourvoi en
cassation, les requérants se fondaient exclusivement sur
l'incompatibilité de l'article 1 de la loi n° 1363/1938,
qui avait
servi de base à leur condamnation, avec les articles 9 de
la Convention
(art. 9) et 13 de la Constitution grecque. La Cour de cassation
rejeta
ce grief en estimant que le tribunal correctionnel d'Héraklion
siégeant
en appel avait correctement interprété et appliqué
la disposition
susmentionnée (paragraphe 17 ci-dessus). Les requérants
avaient donc
épuisé les voies de recours internes en ce qui concerne
leur
condamnation.
En outre, à aucun
moment, ni devant les juridictions nationales
ni devant la Commission, les intéressés ne se sont
plaints de
l'inaction de l'administration quant à l'accueil ou au rejet
de leurs
demandes des 28 juin et 18 octobre 1983 (paragraphe 9 ci-dessus).
Le
ministre de l'Education nationale et des Cultes leur avait, à
cinq reprises, répondu par écrit qu'il était
en train d'instruire le
dossier (paragraphe 11 ci-dessus). La Cour constate qu'il
n'y a jamais
eu ni décision explicite ni silence de l'administration
ouvrant le
délai prévu à l'article 46 par. 1 du décret
n° 18/1989 et les
requérants restèrent dans l'expectative depuis le
18 octobre 1983.
La Cour rappelle que
l'article 26 de la Convention (art. 26)
n'exige l'épuisement que des recours accessibles, adéquats
et relatifs
aux violations incriminées (arrêts Ciulla c. Italie
du 22 février 1989,
série A n° 148, p. 15, par. 31, et
Pine Valley Developments Ltd et autres c. Irlande du 29 novembre
1991,
série A n° 222, p. 22, par. 48). Du reste, celui
qui a exercé un
recours de nature à remédier directement à
la situation litigieuse -
et non de façon détournée - n'est pas tenu
d'en engager d'autres qui
lui eussent été ouverts mais dont l'efficacité
est improbable.
Or la Cour relève
qu'un doute quant au point de départ des
délais prévus aux articles 45 par. 4 et 46 par. 1
du décret n° 18/1989
(paragraphe 27 ci-dessus) pouvait exister dans l'esprit des requérants:
en effet, après la seconde demande d'autorisation des intéressés,
du
18 octobre 1983, le ministre de l'Education nationale et des Cultes
répondit à ceux-ci le 25 novembre 1983, donc avant
l'expiration des
trois mois à partir du dépôt de ladite demande
(article 45 par. 4 du
décret susmentionné); il n'y avait pas alors silence
de
l'administration équivalant à un refus tacite d'accorder
l'autorisation
sollicitée.
La Cour estime aussi
que, à supposer même que les intéressés
eussent saisi avec succès le Conseil d'Etat, rien ne permet
de penser
qu'ils auraient obtenu l'autorisation sollicitée, l'administration
ne
se pliant pas toujours dans la pratique aux arrêts du Conseil
d'Etat.
L'exemple cité par les requérants dans leur mémoire
à propos de l'arrêt
du 29 octobre 1985 (n° 4260/1985) du Conseil d'Etat est significatif
à cet égard: le Conseil d'Etat avait annulé
une décision du
ministre de l'Education nationale et des Cultes refusant à
des témoins
de Jéhovah l'autorisation de desservir une maison de prière
et avait
renvoyé l'affaire à l'administration afin que celle-ci
recherchât si
les conditions posées par la loi pour l'octroi d'une telle
autorisation
se trouvaient réunies. Le 7 janvier 1986, les intéressés
déposèrent
auprès dudit ministre une nouvelle demande à laquelle
ils avaient joint
une copie de l'arrêt du Conseil d'Etat. Le 3 juillet
1986, le ministre
les informa qu'il n'était pas "en mesure de leur accorder
l'autorisation sollicitée". Une deuxième demande,
du 20 janvier 1987,
fut derechef rejetée par le ministre en ces termes: "(...)
nous
persistons dans la réponse précédemment donnée
par nous dans la lettre
(...) du 3 juillet 1986."
34. Dans ces conditions un recours contre
le prétendu refus
implicite de l'administration ne saurait passer pour effectif.
Les
intéressés ayant épuisé les voies de
recours internes, il échet de
rejeter l'exception.
II. SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE
9 DE LA CONVENTION
(art. 9)
35. Les requérants soutiennent que
leur condamnation par le
tribunal correctionnel d'Héraklion siégeant en appel
enfreint
l'article 9 de la Convention (art. 9), aux termes duquel:
"1.
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de
conscience et de religion;
ce droit implique la liberté de
changer de religion
ou de conviction, ainsi que la liberté de
manifester sa religion
ou sa conviction individuellement ou
collectivement, en public
ou en privé, par le culte,
l'enseignement, les
pratiques et l'accomplissement des rites.
2. La liberté
de manifester sa religion ou ses convictions
ne peut faire l'objet
d'autres restrictions que celles qui,
prévues par la
loi, constituent des mesures nécessaires, dans
une société
démocratique, à la sécurité publique, à
la
protection de l'ordre,
de la santé ou de la morale publiques,
ou à la protection
des droits et libertés d'autrui."
A. Existence d'une ingérence
36. Nul ne conteste la validité du
contrat sous seing privé conclu
par les requérants le 30 mars 1983 (paragraphe 7 ci-dessus).
La condamnation des intéressés
prononcée par le tribunal
correctionnel d'Héraklion siégeant en appel pour
s'être servis de la
salle qu'ils avaient louée sans l'autorisation préalable
exigée par la
loi n° 1363/1938 s'analyse donc en une ingérence dans
l'exercice de
leur droit à la "liberté de manifester [leur] religion
(...) par le
culte (...) et l'accomplissement des rites". Pareille immixtion
méconnaît l'article 9 (art. 9) sauf si elle est "prévue
par la loi",
dirigée vers un ou des objectifs légitimes au regard
du paragraphe 2
(art. 9-2) et "nécessaire dans une société
démocratique", pour les
atteindre.
B. Justification de l'ingérence
1. "Prévue par la loi"
37. Selon les requérants, la loi
n° 1363/1938 et son décret
d'application des 20 mai/2 juin 1939 énoncent une interdiction
générale
et permanente de l'établissement d'une église ou
maison de prière de
toute religion - la loi utilise le terme "dogme" - autre que la
religion orthodoxe. Cette interdiction, seul un acte formel
ou spécial
discrétionnaire pourrait la lever.
Ce pouvoir discrétionnaire
découle nettement de l'article 1 de
la loi n° 1363/1938, lequel permet au gouvernement d'accorder
ou de
refuser l'autorisation, ou de garder le silence sur la demande
dûment
présentée, sans prévoir aucune limitation
de délai ni condition de
fond.
Or une loi qui soumet
l'exercice d'un culte à l'octroi
préalable et pénalement sanctionné d'une autorisation,
constitue une
"entrave" à ce culte et ne peut passer pour une loi protectrice
de la
liberté de religion, au sens de l'article 13 de la Constitution;
sur
le plan de la liberté de la religion et des cultes, celle-ci
s'affirmerait plus protectrice, ou du moins autant que la Convention
car elle n'indique comme motifs de restriction à l'exercice
de toute
"religion connue" que l'"ordre public" et les "bonnes moeurs"
(paragraphe 20 ci-dessus).
En outre, les requérants
soulignent le caractère insolite en
droit public et administratif grec de la procédure instituée
par la
loi n° 1363/1938 pour la construction ou la desserte d'un lieu
de
culte; elle serait la seule à prévoir l'intervention
combinée des
deux autorités: administrative et religieuse. Ils
critiquent en outre
la manière dont le Conseil d'Etat interprète cette
loi, à savoir dans
le cadre des limitations, suggestions et directives de la Constitution,
ainsi que l'attachement de celui-ci à l'observation des
conditions
posées par le décret royal des 20 mai/2 juin 1939
pour la présentation
régulière des demandes d'autorisation avec tout ce
qu'elles comportent
d'inquisitorial et de malaisé à obtenir; les termes
de ce décret
confèrent et accumulent des pouvoirs discrétionnaires
divers, dont
chacun serait suffisant pour peser défavorablement sur la
demande.
38. La Cour note que les requérants
se plaignent moins du
traitement dont ils ont été eux-mêmes victimes
en l'espèce que de
l'obstruction générale faite aux témoins de
Jéhovah lorsque ceux-ci
souhaitent établir une église ou un lieu de culte.
Ils attaquent donc
pour l'essentiel les dispositions de la législation interne
pertinente.
Cependant, la Cour ne
juge pas nécessaire en l'occurrence de
trancher la question de savoir si l'ingérence litigieuse
était "prévue
par la loi", car de toute manière ladite ingérence
se révèle
incompatible avec l'article 9 (art. 9) à d'autres égards
(voir, mutatis mutandis, l'arrêt Funke c. France du 25 février
1993,
série A n° 256-A, p. 23, par. 51) (paragraphe 53 ci-dessous).
2. But légitime
39. D'après le Gouvernement, la peine
infligée aux requérants
tendait à la défense de l'ordre et à la protection
des droits et
libertés d'autrui. En premier lieu, si la notion d'ordre
public
présente des caractéristiques communes dans les sociétés
démocratiques
de l'Europe, elle n'a pas un contenu identique partout, en raison
des
particularités et caractéristiques nationales.
En Grèce, pratiquement
la totalité de la population est de confession chrétienne
orthodoxe,
laquelle est étroitement liée à des moments
importants de l'histoire
de la nation grecque; l'Eglise orthodoxe préserva la conscience
nationale et le patriotisme des Grecs pendant les périodes
d'occupation
étrangère. En deuxième lieu, diverses
sectes tentent, par toute une
série de moyens "illégaux et malhonnêtes",
de manifester leurs idées
et doctrines; l'intervention régulatrice de l'Etat pour
la protection
de ceux dont les droits et libertés sont affectés
par l'activité des
sectes socialement dangereuses serait indispensable pour garantir
l'ordre public sur le territoire grec.
40. Avec les requérants, la Cour
reconnaît que les Etats disposent
du pouvoir de contrôler si un mouvement ou une association
poursuit,
à des fins prétendument religieuses, des activités
nuisibles à la
population. Toutefois, elle rappelle que la confession des
témoins de
Jéhovah remplit, dans l'ordre juridique grec, les conditions
d'une
"religion connue" (arrêt Kokkinakis c. Grèce du 25
mai 1993, série A
n° 260-A, p. 15, par. 23); le Gouvernement l'admet du reste.
Eu égard cependant
aux circonstances de la cause et à l'instar
de la Commission, la Cour considère que la mesure incriminée
poursuivait un but légitime sous l'angle de l'article 9
par. 2
(art. 9-2): la protection de l'ordre.
3. "Nécessaire dans une société démocratique"
41. D'une manière générale,
les requérants soutiennent que les
restrictions imposées aux témoins de Jéhovah
par le gouvernement grec
aboutissent à nier l'exercice par les intéressés
de leur droit à la
liberté de religion. D'un point de vue légal
et administratif, leur
religion ne jouirait pas, en Grèce, des garanties dont elle
bénéficie
dans tous les autres Etats membres du Conseil de l'Europe.
Ainsi, le
"pluralisme, la tolérance et l'esprit d'ouverture sans lesquels
il
n'est pas de société démocratique" seraient
gravement compromis en
Grèce.
La religion des témoins
de Jéhovah serait une religion qui par
présomption - même en la supposant réfragable
-, respecterait certaines
règles morales et ne contreviendrait pas en elle-même
à l'ordre public;
son dogme et ses rites observeraient et exalteraient l'ordre social
et
la moralité individuelle; il faudrait alors admettre que
l'autorité
politique ne devrait intervenir que s'il y avait abus ou déviation
du
dogme ou des rites, de manière répressive et non
pas préventive.
Plus particulièrement,
leur condamnation serait vexatoire,
injustifiée et non nécessaire dans une société
démocratique, car elle
aurait été "fabriquée" par l'Etat. Celui-ci
aurait forcé les
requérants à commettre une infraction et à
en subir les conséquences
uniquement à cause de leur foi religieuse. L'exigence
prétendument
innocente d'une autorisation pour desservir un lieu de culte, d'une
simple formalité se serait transformée en une arme
létale contre le
droit à la liberté de religion. Le terme "dilatoire"
utilisé par la
Commission pour qualifier le comportement du
ministre de l'Education nationale et des Cultes à l'égard
de leur
demande d'autorisation serait euphémique.
La lutte pour la survie
menée par certaines communautés
religieuses autres que l'Eglise orthodoxe orientale, et par les
témoins de Jéhovah plus précisément,
s'inscrit dans un climat d'entrave
et d'oppression par l'Etat et l'Eglise dominante, si bien que
l'article 9 de la Convention (art. 9) deviendrait lettre morte.
Cet
article (art. 9) ferait souvent l'objet d'une méconnaissance
patente
visant à supprimer la liberté de religion.
Les requérants en veulent
pour preuve la pratique existant en Grèce, qu'ils illustrent
par de
nombreux cas. Ils invitent la Cour à apprécier
ceux-ci en corrélation
avec leurs griefs.
42. D'après le Gouvernement, il convient,
afin de trancher la
question de la nécessité de la condamnation des requérants,
d'examiner
d'abord la nécessité du système de l'autorisation
préalable dont
l'existence s'expliquerait par des considérations historiques;
l'une
présupposerait l'autre. Le but véritable des
requérants serait non pas
de se plaindre de leur condamnation mais de lutter pour l'abolition
de
ladite autorisation.
Des impératifs
d'ordre public justifieraient que la création
d'un lieu de culte soit soumise au contrôle de l'Etat.
Ce contrôle
s'exerce en Grèce à l'égard de toutes les
confessions, sans quoi il
serait à la fois inconstitutionnel et contraire à
la Convention. Or
les témoins de Jéhovah ne sont pas dispensés
des impératifs d'une loi
qui concerne la population tout entière. La création
d'une église ou
d'une maison de prière en Grèce serait souvent utilisée
comme mode de
prosélytisme, notamment par les témoins de Jéhovah
qui exercent un
prosélytisme intensif enfreignant ainsi la loi que la Cour
elle-même
avait jugée conforme à la Convention (arrêt
Kokkinakis précité).
Quant à la sanction
infligée aux requérants, elle serait légère
et aurait pour cause non la manifestation par les intéressés
de leur
religion, mais leur désobéissance à la loi
et la méconnaissance d'une
procédure administrative. Elle serait due à
la négligence coupable de
ceux-ci d'exercer le recours que leur offrait le système
juridique
grec.
Enfin, le Gouvernement
mentionne l'existence des législations
de certains Etats parties à la Convention qui contiennent
des
restrictions analogues à celles édictées en
Grèce en la matière.
43. La Commission estime que le système
d'autorisation instauré par
la loi n° 1363/1938 peut paraître sujet à caution:
d'une part,
l'intervention de l'Eglise orthodoxe grecque dans la procédure
soulève
un problème délicat au regard du paragraphe 2 de
l'article 9
(art. 9-2); d'autre part, le fait d'ériger en infraction
pénale la
desserte d'un lieu de culte sans l'autorisation préalable
de
l'administration est disproportionné au but légitime
poursuivi, surtout
lorsque, comme en l'espèce, la condamnation des requérants
a pour
origine l'attitude dilatoire des autorités compétentes.
44. Selon sa jurisprudence constante, la
Cour reconnaît aux
Etats parties à la Convention une certaine marge d'appréciation
pour
juger de l'existence et de l'étendue de la nécessité
d'une ingérence,
mais elle va de pair avec un contrôle européen portant
à la fois sur
la loi et sur les décisions qui l'appliquent. La tâche
de la Cour
consiste à rechercher si les mesures prises au niveau national
se
justifient dans leur principe et sont proportionnées.
Pour délimiter
l'ampleur de la marge d'appréciation en
l'espèce, la Cour doit tenir compte de l'enjeu, à
savoir la nécessité
de maintenir un véritable pluralisme religieux, inhérent
à la notion
de société démocratique (arrêt Kokkinakis
précité, p. 17, par. 31).
De même, il convient d'accorder un grand poids à cette
nécessité
lorsqu'il s'agit de déterminer, comme l'exige le paragraphe
2 de
l'article 9 (art. 9-2), si la restriction était proportionnée
au but
légitime poursuivi. Les limitations apportées
à la liberté de
manifester sa religion par les dispositions de la loi n° 1363/1938
et
du décret des 20 mai/2 juin 1939 appellent de la part de
la Cour
l'examen le plus scrupuleux.
45. La Cour note, en premier lieu, que la
loi n° 1363/1938 ainsi
que le décret des 20 mai/2 juin 1939 - qui vise les églises
et maisons
de prière ne relevant pas de l'Eglise orthodoxe grecque
- permettent
une ingérence profonde des autorités politiques,
administratives et
ecclésiastiques dans l'exercice de la liberté religieuse.
Aux
nombreuses conditions de forme prescrites par l'article 1 paras.
1 et
3 du décret, dont certaines confèrent à l'autorité
de police, au maire
et au président de la commune un très large pouvoir
d'appréciation,
s'ajoute la possibilité offerte en pratique au
ministre de l'Education nationale et des Cultes de différer
indéfiniment sa réponse - le décret ne prévoyant
aucun délai - ou de
refuser son autorisation sans explication ou raison valable.
A cet
égard, la Cour relève que le décret habilite
le ministre - surtout
lorsqu'il s'agit de vérifier si le nombre de ceux qui sollicitent
une
autorisation correspond à celui mentionné dans le
décret (article 1
par. 1 a)) - à apprécier l'existence d'un "besoin
réel" de la
communauté religieuse demanderesse d'établir une
église. Or ce critère
peut constituer un fondement autonome de refus, indépendant
des
conditions de l'article 13 par. 2 de la Constitution.
46. Le Gouvernement affirme que le pouvoir
du ministre de
l'Education nationale et des Cultes d'accorder ou de refuser
l'autorisation sollicitée n'est pas discrétionnaire:
celui-ci est tenu
de l'accorder s'il constate que les trois conditions posées
par
l'article 13 par. 2 de la Constitution se trouvent remplies, à
savoir
s'il s'agit d'une religion connue et s'il n'y a pas risque d'atteinte
à l'ordre public ou aux bonnes moeurs et d'actes de prosélytisme.
47. La Cour constate qu'en contrôlant
la légalité des refus
d'autorisation, le Conseil d'Etat a élaboré une jurisprudence
qui
limite le pouvoir du ministre en la matière et attribue
à l'autorité
ecclésiastique locale un rôle purement consultatif
(paragraphe 26
ci-dessus).
Le droit à la
liberté de religion tel que l'entend la
Convention exclut toute appréciation de la part de l'Etat
sur la
légitimité des croyances religieuses ou sur les modalités
d'expression
de celles-ci. Partant, la Cour estime que le système
de l'autorisation
institué par la loi n° 1363/1938 et le décret
des 20 mai/2 juin 1939
ne cadre avec l'article 9 de la Convention (art. 9) que dans la
mesure
où il vise à assurer un contrôle du ministre
sur la réunion des
conditions formelles énoncées par ceux-ci.
48. Or il ressort du dossier, ainsi que
de nombreux cas rapportés
par les requérants et non contestés par le Gouvernement,
que l'Etat
tend à se servir des potentialités des dispositions
susmentionnées de
manière à imposer des conditions rigides ou mêmes
prohibitives à
l'exercice de certains cultes non orthodoxes, notamment celui des
témoins de Jéhovah. Certes, le Conseil d'Etat
annule pour absence de
motifs tout refus injustifié d'autorisation, mais l'abondante
jurisprudence en la matière semble manifester une nette
tendance des
autorités administratives et ecclésiastiques à
utiliser les
potentialités de ces dispositions en vue de limiter les
activités des
confessions non orthodoxes.
49. En l'espèce, les requérants
ont été poursuivis et condamnés
pour avoir desservi un lieu de culte sans avoir au préalable
obtenu les
autorisations requises par la loi.
50. Dans son mémoire, le Gouvernement
affirme que d'après
l'article 1 par. 1 du décret des 20 mai/2 juin 1939, une
autorisation
de l'évêque local n'est nécessaire que pour
la construction et la
desserte d'une église et non pour celles d'une maison de
prière comme
en l'espèce; la simple demande auprès du
ministre de l'Education nationale et des Cultes, comme les requérants
l'ont du reste présentée, suffisait.
51. La Cour note, toutefois, que tant le
parquet d'Héraklion,
lorsqu'il poursuivit les requérants (paragraphe 12 ci-dessus),
que le
tribunal correctionnel d'Héraklion siégeant en appel,
dans son arrêt
du 15 février 1990 (paragraphe 15 ci-dessus), se fondèrent
explicitement sur l'absence d'autorisation de l'évêque
en sus de celle
du ministre de l'Education nationale et des Cultes. Or celui-ci,
sollicité à cinq reprises par les requérants,
du 25 octobre 1983 au
10 décembre 1984, répondit qu'il examinait leur dossier.
A ce jour,
à la connaissance de la Cour, les intéressés
n'ont pas reçu de réponse
expresse. Du reste, à l'audience, un représentant
du Gouvernement
lui-même a qualifié le comportement du ministre de
déloyal et l'a
attribué à une difficulté éventuelle
de celui-ci à motiver légalement
une décision expresse de refus ou à la crainte de
donner aux intéressés
la possibilité d'attaquer devant le Conseil d'Etat un acte
administratif explicite.
52. Dans ces conditions, la Cour estime
que le Gouvernement ne
saurait exciper de l'insubordination des requérants à
une formalité de
la loi pour justifier la condamnation infligée à
ceux-ci. Le taux de
la peine importe peu.
53. A l'instar de la Commission, la Cour
estime que la condamnation
litigieuse affecte si directement la liberté religieuse
des requérants
qu'elle ne peut passer pour proportionnée au but légitime
poursuivi ni,
partant, nécessaire dans une société démocratique.
En conclusion, il y a eu violation de l'article 9 (art. 9).
III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 50 DE LA CONVENTION (art. 50)
54. Aux termes de l'article 50 de la Convention (art. 50),
"Si la décision
de la Cour déclare qu'une décision prise ou
une mesure ordonnée
par une autorité judiciaire ou toute autre
autorité d'une
Partie Contractante se trouve entièrement ou
partiellement en opposition
avec des obligations découlant de
la (...) Convention,
et si le droit interne de ladite Partie
ne permet qu'imparfaitement
d'effacer les conséquences de
cette décision
ou de cette mesure, la décision de la Cour
accorde, s'il y a lieu,
à la partie lésée une satisfaction
équitable."
A. Dommage moral
55. Les requérants sollicitent d'abord
une indemnité de
6 000 000 drachmes pour tort moral.
56. Ni le Gouvernement ni le délégué
de la Commission ne prennent
position sur cette demande.
57. La Cour considère que les intéressés
ont subi un tort moral,
mais que le constat de manquement à l'article 9 (art. 9)
suffit à les
en dédommager.
B. Frais et dépens
58. Pour les frais et dépens afférents
aux instances suivies en
Grèce puis à Strasbourg, les intéressés
réclament une somme de
4 030 100 drachmes, dont ils fournissent le détail.
59. D'après le Gouvernement, l'indemnité
sous ce titre ne devrait
couvrir que les dépenses engagées à l'occasion
des poursuites pénales
et celles liées à la procédure devant les
organes de la Convention.
Toutefois, ces dépenses seraient la conséquence du
comportement
coupable et illégal des requérants en l'espèce,
et de la violation
délibérée de la législation nationale.
60. Le délégué de la Commission ne se prononce pas.
61. Eu égard à sa décision
relative à l'article 9 (art. 9)
(paragraphe 53 ci-dessus), la Cour considère la demande
comme
raisonnable, en conséquence de quoi elle l'accueille en
entier.
C. Intérêts moratoires
62. Selon les informations dont dispose
la Cour, le taux légal
applicable en Grèce à la date d'adoption du présent
arrêt était de
6 % l'an.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, A L'UNANIMITÉ,
1. Rejette l'exception préliminaire du Gouvernement;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article
9 de la Convention
(art. 9);
3. Dit que le présent arrêt
constitue par lui-même une
satisfaction équitable
pour le préjudice moral allégué;
4. Dit que l'Etat défendeur
doit verser aux requérants, dans les
trois mois,
4 030 100 (quatre millions
trente mille cent) drachmes pour
frais et dépens,
montant à majorer d'un intérêt non
capitalisable de 6 %
l'an à compter de l'expiration dudit
délai et jusqu'au
versement.
Fait en français
et en anglais, puis prononcé en audience
publique au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg,
le
26 septembre 1996.
Signé: Rudolf BERNHARDT
Président
Signé: Herbert PETZOLD
Greffier
Au présent arrêt
se trouve joint, conformément aux articles 51
par. 2 de la Convention (art. 51-2) et 53 par. 2 du règlement
A,
l'exposé de l'opinion concordante de M. Martens.
Paraphé: R. B.
Paraphé: H. P.
OPINION CONCORDANTE DE M. LE JUGE MARTENS
(Traduction)
1. Je partage totalement les vues
exprimées dans l'arrêt de la
Cour, mais j'aurais préféré me prononcer au
fond sur la base de
l'exigence "prévue par la loi", c'est-à-dire résoudre
la question que
la Cour ne tranche pas (paragraphe 38 de l'arrêt).
2. La condition "nécessaire
dans une société démocratique" appelle
en substance à mettre en balance les éléments
du cas individuel dont
il s'agit. Toutefois, comme il ressort du paragraphe 38 de
l'arrêt de
la Cour, les griefs des requérants ne visent pas en définitive
une
injustice d'essence individuelle, mais une injustice générale:
ils se
plaignent moins, au fond, du harcèlement dont ils ont été
l'objet que
de l'obstruction générale faite aux témoins
de Jéhovah lorsque ceux-ci
souhaitent ériger une chapelle. La condition "prévue
par la loi"
permet donc davantage de reconnaître le bien-fondé
de ce qui constitue
- c'est aussi l'avis du Gouvernement - la thèse principale
des
requérants, à savoir que la loi n° 1363/1938
est incompatible avec
l'article 9 (art. 9), en soi ou en tout cas telle que les autorités
compétentes l'appliquent régulièrement.
3. Pour moi, cette manière
de voir, quoique peut-être un peu
novatrice, est dans le droit fil de la jurisprudence de la Cour
selon
laquelle celle-ci a en partie pour tâche, s'agissant de la
condition
"prévue par la loi", d'évaluer la qualité
de la loi invoquée pour
justifier l'ingérence dénoncée.
4. Pour en venir à la thèse
des requérants d'après laquelle la
loi n° 1363/1938 est incompatible avec l'article 9 (art. 9),
j'admets
avec le conseil du Gouvernement que la première question
à envisager
est de savoir si l'article 9 (art. 9) permet tant soit peu une
"restriction préalable" consistant ici à subordonner
la construction
ou la desserte d'un lieu de culte à l'autorisation préalable
de l'Etat,
et d'ériger en infraction pénale une telle construction
ou desserte
sans autorisation.
5. Comme pour le domaine relevant
de l'article 10 (art. 10), je
suis opposé à une réponse carrément
négative. On peut concevoir que
la desserte - et a fortiori la construction - d'un lieu de culte
dans
un endroit donné puisse soulever de graves questions d'ordre
public et
cette possibilité justifie selon moi de ne pas totalement
exclure que
la desserte ou la construction puisse dépendre de l'autorisation
préalable de l'Etat.
6. Je pense néanmoins qu'ici,
où la liberté de religion se trouve
en jeu - encore plus que dans le domaine relevant de l'article
10
(art. 10) - la question est très délicate car des
arguments d'ordre
public peuvent aisément masquer une intolérance.
Elle l'est d'autant
plus lorsque l'Etat a une religion officielle. En pareil
cas, le
libellé de la loi en cause comme son application pratique
doivent
laisser apparaître très clairement que la condition
de l'autorisation
préalable ne tend aucunement à permettre aux autorités
d'"évaluer" les
dogmes de la communauté requérante. Par principe,
il faudrait toujours
accorder l'autorisation sollicitée, à moins de motifs
d'ordre public
tout à fait exceptionnels, objectifs et incontournables.
7. Le Gouvernement a cherché
à nous convaincre que la
loi n° 1363/1938 remplit ces conditions, certes strictes; en
vain. Le
conseil du Gouvernement a affirmé que cette loi ne laisse
pas place au
pouvoir discrétionnaire, mais il a en même temps précisé
qu'elle
commandait aux autorités d'examiner de près si la
demande tenait à de
véritables besoins religieux ou avait pour finalité
le prosélytisme et,
de surcroît, si les dogmes de la communauté requérante
sont
acceptables. De fait, l'exigence qu'au moins cinquante familles
plus
ou moins du même voisinage soient concernées montre
qu'il y a largement
place pour un pouvoir discrétionnaire et aussi que la loi
n° 1363/1938
va beaucoup plus loin que ce qu'on peut permettre en matière
de
restriction préalable à la liberté de religion.
A cela s'ajoute que
les autorités ecclésiastiques de la religion dominante
interviennent
dans la procédure d'autorisation, ce qui - même si
elles devaient n'y
jouer qu'un rôle purement consultatif (ce dont je doute)
- implique en
soi que la loi dont il s'agit ne remplit pas les conditions strictes
précitées et est incompatible avec l'article 9 (art.
9).
8. En conclusion, j'estime que les
requérants disent à juste titre
que la loi n° 1363/1938 est en soi incompatible avec l'article
9
(art. 9).